Urban Comics
  Episode #4 : La Question (2)
 
Histoire : Ben Wawe
Date de parution : Juin 2006


New York.
Samedi 27 mai.
Sale journée. Très sale journée.
J’ai envie de broyer des os, alors que je devrais dormir comme chaque jour. Je ne sors que la nuit. Mais je ne peux trouver le sommeil, maintenant. Trop de choses me marquent. Trop de choses me choquent. Trop de choses me donnent la rage.
J’ai envie d’écraser des nez, de sentir le sang couler le long de mes phalanges alors qu’un râle gargouillant sort d’une bouche emplie d’un liquide rouge et visqueux. Je veux frapper. Je veux faire mal. Je veux sortir ce qui explose au fond de moi, et il vaudrait mieux ne pas me croiser aujourd’hui.

Vous vous demandez certainement pourquoi je suis ainsi, alors que d’habitude ma rage est plus froide ? Alors qu’en général vous êtes agressés par ma diatribe sans faille et mon élocution vulgaire ? Laissez-moi vous répondre comme je le fais toujours. Par des questions. Par les interrogations sur ce qui fait mal.
Mais aujourd’hui, ça fait vraiment mal…même à moi. Et dire qu’on doutait de mon humanité…mais passons. J’ai autre chose à dire que mes doutes sur moi-même, maintenant. Autre chose à balancer à votre face, vous qui me lisez.

Pourquoi les gens riches se croient-ils tout permis ? Pourquoi ceux qui ont plusieurs zéros derrière leurs comptes en banque peuvent penser qu’ils sont supérieurs à ceux qui n’ont même pas assez pour se payer des écrans plats, ce qui est le minimum pour vivre selon les riches ? Pourquoi l’argent a-t-il prit le pas sur les qualités humaines ? Pourquoi je suis obligé de demander tout ça, finalement ?

Vous le voyez, beaucoup de questions me taraudent en ce moment.
Et elles provoquent ma colère. Vous le savez, si vous avez la folie de me suivre dans mes pérégrinations sur la véritable nature de la société, je n’aime pas ce monde. Et l’argent, évidemment. Il domine la Terre, il domine l’Univers connu, presque. Mais depuis quand est-ce ainsi ? Depuis quand les hommes préfèrent-ils la valeur de quelques chiffres sur des bouts de papier au contact humain ? Depuis quand préférons-nous jouer avec des écrans de pixels, un verre de substance légèrement caféinée dans une main et une part de monstrueuses calories dans l’autre plutôt que de vivre de vraies expériences ?
Je sais, je radote. J’aimerais bien vivre dans un autre temps, où l’argent ne dominerait plus les hommes, et où ils ne feraient pas tout pour l’avoir. Cela prendra du temps pour que ça arrive. Mais je m’accroche, et j’écris ce que je pense. C’est la seule solution pour garder la rage explosive qui est en moi. Elle ne doit pas éclater. Pas encore. Pas encore…

Mais pourquoi je suis dans cet état, me direz-vous ? C’est parce que quelque chose est arrivée. Quelque chose que je ne peux que qualifier de monstrueux…et pourtant, j’ai vu des saloperies dans ma vie. Mais ça…ça dépasse tout.
Hier, j’ai vu l’horrible. L’indescriptible. Pour de l’argent, pour continuer à vivre avec des femmes faciles venues de l’Est dans d’horribles cargos dignes des pires camps de viol orientaux, pour rester toujours dans le luxe et l’ivresse des choses faciles à acheter, un homme a dépassé le stade de l’humain. Du compréhensible. Un homme est devenu un animal. Et j’ai du mal à ne pas laisser la haine exploser en moi. A ne pas devenir moi aussi une bête.

Après tout, a-t-on besoin des derniers vêtements à la mode ? A-t-on besoin d’alcool, de voyages au bout du monde ? A-t-on besoin de vivre comme des rois alors que des gens crèvent de faim dans la rue ? A-t-on besoin de drogues trouvées en Afrique alors que la colle existe pour ceux qui veulent se shooter ? A-t-on besoin de villas exceptionnelles alors qu’une simple maison suffit ?
A-t-on besoin de millions sur un écran d’ordinateur, facilité électronique qui tue chaque jour des centaines de personnes ? Vraiment ? Personnellement, je vis sans. Et vous ?
Vous aussi, évidemment…comment en pourrait-il être autrement pour ceux qu’on peut qualifier d’humains ?

Mais encore une fois, je me suis égaré.
Mes doigts tremblent sous mes gants en cuir, tandis que l’eau s’infiltre peu à peu dans mon abri insalubre. Il fait encore jour, mais une nappe de plomb et d’humidité s’est abattue sur la ville. De l’eau coule du ciel, comme si Dieu lui-même pleurait la disparition d’un être chère. Comme si il partageait ma peine. Ma rage.
La colère bouille en moi. J’ai envie de détruire quelque chose. Je pourrais dire que je veux détruire quelque chose de beau, comme dirait Tyler Durden dans Fight Club, mais c’est faux. Ça a déjà été fait. Quelque chose de magnifique a été massacrée hier soir. Quelque chose de merveilleux a cessée d’exister il y a une poignée d’heures. Et je ne peux l’accepter. Je ne peux accepter un tel crime, moi qui n’accepte aucun crime. Mais celui-ci est pire encore que les autres. Celui-ci touche l’innocence. La pureté. Ça a été sali. Et ça ne devrait jamais l’être.

Une fille. Une petite fille. Sept ans, à peine. Egorgée dans un entrepôt sordide, par quelqu’un qui a dû faire ça. Ce n’est pas lui que j’accuse. Ce n’est pas lui contre qui mes mains tremblantes vont s’abattre comme un ange vengeur. Il n’a fait que son boulot, sûrement pour nourrir ses gosses. Il n’est que l’arme. Je cherche celui qui a appuyé sur la détente, l’homme de main a sa conscience pour le torturer ou le regard de ses gosses quand ils lui demanderont pourquoi il a du sang sur les lacets de ses chaussures.
Mais son patron…son patron va payer. Il a donné l’ordre de détruire, de supprimer la vie d’une gosse. D’une simple gamine qui ne lui avait rien fait. Pourquoi ? Pour de l’argent, encore une fois. Pour quelques numéros sur un écran d’ordinateur. Pour qu’un connard avide d’argent puisse continuer à en avoir encore plus, à rire à gorge déployée avec des putes de l’Est. Pour qu’il puisse continuer à vivre dans l’opulence et à ordonner des assassinats.
Mais ça va finir. Et aujourd’hui.

Vous l’avez compris, mon éloquence habituelle n’est pas là. Je n’ai pas le cœur à débiter des insultes et des vérités qui vous feraient mal. Aujourd’hui, j’ai mal. Je ne peux accepter ce que j’ai vu. Je ne peux oublier les regards morts de chagrin des parents de l’enfant quand j’ai ramené son petit corps sans vie et sanglant dans leur maison. Je ne peux oublier l’expression de la gamine, figée dans la mort et la douleur.
Son assassin va payer. Et dès maintenant.

Les questions vont fuser en même temps que les coups. Le sang revient dans ces doigts qui vont bientôt exploser de la chaire humaine. L’hémoglobine va couler sur New York. Elle va vous recouvrir et vous ne pourrez plus jamais vous en débarrasser. Et vous l’aurez bien mérité, pour avoir laissé un tel monstre vivre assez longtemps ça…

Oui, vous l’avez mérité, mais pas elle…surtout pas elle…

La Question.







La pluie avait cessée sur New York.
Mais l’obscurité et les pleurs continuaient toujours au fond de lui. Question avait toujours pensé qu’il n’avait plus d’âme, qu’il n’était plus humain maintenant. Il lui avait fallu ce meurtre horrible pour comprendre qu’il s’était trompé : il était humain. Il était un vrai humain, et c’étaient ceux qu’il affrontait qui ne l’étaient plus. Ils avait troqués leur humanité contre de l’argent et ce que ça pouvait leur apporter. Ils étaient devenus des animaux, uniquement mûs par leurs désirs et leur insatiable faim de monnaie.
A partir de là, il était plus simple de les supprimer de la surface de la Terre, bien que ça n’ait jamais été un problème pour lui.

Il courrait.
Seul, perdu dans une grande ville, à ruminer ses pensées pleines de mort, de sang, de petite fille égorgée et de PDG bientôt massacré par ses poings, l’être qui faisait peur à bien des hommes était comme une ombre dans New York, passant d’immeuble en immeuble à une vitesse stupéfiante pour un être humain.
Question faisait fonctionner les muscles de ses jambes. Habitués par un entraînement intensif, ils l’emmenaient au fil des secondes vers sa cible. Vers celui qui avait tué la petite Ivana. Vers celui qui allait bientôt payer pour tout ça. Un mort en sursis. John Lynch.

Quelques minutes plus tard, Question arriva devant la résidence de John Lynch. Un grand loft au centre de New York. Peu de personnes savaient que cet immense bâtiment dans Manhattan était en fait la résidence de ce PDG, et pour cause : on aurait dit un entrepôt abandonné, une ruine en plein cœur de New York. Mais après quelques discussions musclées dans les bars de la ville, Question avait apprit que ce n’était qu’une façade, et qu’un vrai palais se cachait derrière ces vieux murs tagués.
Lynch aimait ça : se faire oublier, et pouvoir observer tout le monde comme il le désirait, en restant caché. Il pensait être à l’abri ici. Il pensait que personne ne pourrait le retrouver et lui faire du mal dans sa forteresse. Mais il allait apprendre à ses dépends que personne n’était vraiment protégé, surtout quand quelqu’un comme Question en avait apprit lui…

Dans un bruit de métal broyé, le verrou de la porte fut forcé.
Trois hommes armés accoururent alors pour voir ce qu’il se passait, et pourquoi l’immense porte en fer venait de s’ouvrir violemment sur la ville encore gorgée d’eau. Ils sortirent, leurs armes à la main, leur expérience militaire avec eux pouvant les protéger de tout. Ils pensaient qu’avoir participé à la première guerre du Golfe les avait préparé à tout, qu’ils pouvaient arrêter n’importe qui. Ils pensaient être les meilleurs, et tout le monde les voyait ainsi. Ils étaient la fine fleur des mercenaires, et ils n’avaient peurs de rien.
Jamais ils ne revinrent, et jamais on n’identifia vraiment leurs corps.

Trente secondes plus tard, Question montait les escaliers du loft de Lynch. Il entendait déjà les rires de femmes obligées de coucher avec ce monstre contre une récompense financière. Il sentait déjà l’alcool et la drogue que le monstre s’injectait chaque jour, plus par goût du vice que par une véritable envie. Il voyait déjà les objets inutiles et plus chers que la vie d’un enfant en Afrique s’amasser partout.
Et déjà, il avait envie de tout détruire.

Lentement, Question arriva en haut de l’escalier, qui menait à la pièce principale de l’endroit. Il s’accroupit sur les dernières marches pour que celui qui allait souffrir dans peu de temps ne le remarque pas, et commença alors à détailler intérieurement l’intérieur du loft de Lynch, alors que ses doigts le démangeaient et que la vision de Ivana égorgée se faisait de plus en plus présente dans son esprit.
Mais il devait se calmer, apaiser la rage en lui. Ça allait venir, mais avant tout il devait connaître l’environnement pour pouvoir agir au mieux…

Grande pièce. Murs blancs. Escalier montant à l’étage. Chambre de Lynch, sûrement. Deux canapés au milieu de la pièce, l’un en face de l’autre. Apparemment belle texture, sûrement très cher. Télé à gauche. Assez proche pour envoyer Lynch dedans si énervement. Table en verre entre les deux canapés, coke dessus avec alcool. Balancer Lynch dessus sera une bonne idée. Ordinateur pas loin, mais le reste est trop éloigné pour être utile. Pas d’armes visibles. Pas de réelles possibilités de se défendre. Pas de fenêtres pour être inquiété par les voisins.
Question sourit alors, tandis qu’il observait et notait dans son esprit ses notes sur les trois femmes blondes qui baisaient le corps de Lynch. Ça allait être plus facile que prévu…

Avec la rapidité d’un athlète, Question sortit alors de sa cachette précaire pour sauter sur Lynch et ses compagnes. Deux coups de coude et un de genou suffirent à mettre KO les jeunes femmes, avant qu’il ne frappe violemment le visage d’un PDG totalement surprit et ébahit par l’étrange apparition qui venait d’arriver sous ses yeux.
Mais quelques secondes plus tard, ses yeux furent violemment frappés par une main gantée, et Lynch fut alors aveuglé tandis qu’une étrange voix s’éleva devant lui. Monotones, monocordes, secs et violents, les mots s’échappaient de la bouche de Question, tandis qu’il était debout devant son adversaire, le tenant à la chemise avec l’envie de le massacrer comme il l’avait fait faire pour Ivana…

« Monstre…
Tu as tué une enfant parce que tu voulais plus d’argent…
Tu as assassiné une gamine parce que tu voulais encore plus de zéros sur ton compte et plus de putes à baiser…Tu as enlevé la vie d’une petite fille par simple envie de papier ! Tu ne mérites pas de vivre…Tu ne mérites pas d’être un homme…Tu n’es qu’un animal…et tu mourras ainsi… »

Lynch était apeuré.
Aveuglé par les coups portés à ses yeux par Question, il ne comprenait pas ce qu’il se passait, et une petite mare humide s’était même formée sur son pantalon Armani dont les boutons étaient ouverts. Des larmes coulaient aussi le long de ses joues, alors que son agresseur lui donnait de furieux coups de poing dans le ventre, avec l’envie de détruit totalement ce corps, pour qu’il ne soit plus quelque chose d’humain quand il aurait terminé…Pour que l’extérieur soit en accord avec l’extérieur de John Lynch…

« Pi…pitié… »

Alors que les coups pleuvaient sur le visage et le corps d’un PDG totalement terrifié et sanguinolent, Lynch venait de prononcer ces quelques mots d’une voix pleine de sanglots.
Question arrêta alors de le frapper, avant de le soulever et d’amener son visage près du sien. Lynch pu alors sentir l’haleine et la respiration de son agresseur contre sa peau bleutée par les coups, avant qu’il n’entende de froides et monstrueuses paroles sortir de la bouche de Question…

« Pitié ?!
Tu demandes pitié ?!
Mais est-ce que tu as eu pitié, toi, avant de donner l’ordre d’assassiner Ivana ? As-tu eu de la pitié quand tu as demandé à un de tes hommes d’égorger une petite fille qui ne t’avait rien fait ? As-tu eu pitié durant toute ta vie, John Lynch ?!
J’ai étudié ta carrière…tu es un monstre ! Et tu seras traité comme tel… »

Et l’enfer commença alors réellement pour le PDG…
 
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