Urban Comics
  Ninja Tutles #1 : Intégration (1) : Les Risques du Métier
 
Auteur : Firediablo
Date de parution : Février 2009


A peine venait–il de raccrocher que l’appareil sonna de nouveau. Au milieu du vacarme des dizaines de voix autour de lui, le bip–bip continu dans son casque audio était à peine audible. Il soupira, décomptant les heures avant la fin de sa journée de travail, attendit les trois sonneries réglementaires et décrocha.

« Service clientèle Windows, Donatello pour vous aider.
– Répétez–moi ça ? dit la voix à l’appareil, qu’il identifia tout de suite comme une femme de trente ans qui n’avait sans doute jamais connu la misère. Il se retint de soupirer trop bruyamment et répéta.
– Service clientèle Windows, Donatello pour vous aider. Qu’est–ce que je peux faire pour vous ?
– Donatello ?
– Oui.
– Vous êtes italien ?
– Je répète une troisième fois : que puis–je pour vous ?
– J’ai un problème avec mon ordinateur. »

“Non, sans rire ?” aurait voulu lui répondre Donatello. Mais la précarité de son emploi l’en dissuada.
Il pria intérieurement que l’ordinateur ne soit pas un Mac.

« En fait, j’arrive pas à me connecter à Internet.
– Dans ce cas, il faut appeler la hotline de votre fournisseur d’accès, souffla Donatello.
– Mon quoi ?
– Chez qui avez–vous pris votre abonnement Internet, madame ?
– AOL évidemment ! s’indigna–t–elle.
– Bon, appelez–les et demandez–leur de l’aide. Nous ne pouvons vous aider que pour les problèmes concernant votre ordinateur et ses périphériques.
– Ses quoi ?
– Appelez–les. Au revoir. »

Et Donatello raccrocha. S’ensuivit immédiatement un bip–bip qu’il fit semblant de ne pas entendre.


Les Risques du Métier



Plus tard, sa pause venait enfin de sonner. Donatello laissa sur son bureau le casque, prit soin d’informer son PC–standard qu’il était “away” afin que la ligne ne sonne pas dans le vide et sortit de la pièce où les autres conseillers piaillaient des indications pour sauver les pauvres utilisateurs Windows qui ne comprenaient pas pourquoi tel bip s’entendait ou pourquoi leur machine “ramait” au bout de seulement deux jours d’utilisation.
Encore une fois, des yeux le suivirent tout au long du chemin moquetté, mais moins que la veille, et moins encore que le jour d’avant. Bientôt on ne le remarquerait plus vraiment ; on se contenterait de se méfier.
Il ouvrit la porte de la salle de repos. Lorsqu’il la referma, le son étouffé de la salle de travail lui parvint comme un sourd bourdonnement.
Là reposait son univers d’employé fraîchement embauché : la salle de travail et son antagoniste, la salle de repos. Il ne savait pas quelle pièce était le Bien et laquelle le Mal.
Les murs étaient tout de bleu. A ce que l’on disait, cela aidait à se détendre, pour retourner travailler de bonne humeur et mieux faire son boulot. Des fauteuils confortablement et monstrueusement design reposaient dans les coins de la pièce. Un espace avait été aménagé en coin pique–nique pour les employés qui mangeaient sur place (soit une grande majorité). La machine à café était fièrement dressée face à la porte, attendant son flux continu de pièces de cinquante cents chaque matin dès six heures, un manège qui durerait jusqu’à vingt heures ce soir, lorsque les derniers loirs iraient se coucher.

L’équipe était scindée en deux groupes qui s’étaient affectueusement gratifié d’un surnom chacun : les poules pour ceux qui commençaient tôt le matin et termineraient tôt le soir (se levant aux aurores pour se coucher avec le soleil) et les loirs qui pouvaient faire la grasse matinée mais devraient répondre jusque tard dans la soirée. Donatello était une poule–tortue.
Il n’y avait pas de réelles rivalités entre les deux groupes, car leurs résultats étaient forcement très différents en raison de leurs heures de présence, mais plutôt dans les groupes. La prime de fin de mois du meilleur conseiller était très prisée, en plus des trophées officieux tels le plus gros tireur de minous ou la plus salope de la boîte.

Donatello avait appris tout cela très vite, bien qu’il ne fut pas familier au monde du travail. Les règles étaient sans doute les mêmes partout : chacun pour soi et Dieu pour tous. Mais il était habitué à un cadre de vie plus solidaire, plus… fraternel.

Il plongea sa main dans son jeans, trop serré, sortit un billet d’un dollar, qu’il glissa dans la fente du distributeur de caféine sucrée. La machine émit une série de sons mécaniques et électroniques pour bien signifier qu’elle accomplissait sa besogne. Le gobelet tomba plus bas, et il sentit l’odeur envahissante du café industriellement conditionné imprégner les environs immédiats de la machine.

La porte s’ouvrit à cet instant.

« Alors, la laitue, ça boume ? Oh, tu m’offrais un petit café, c’est bien gentil, ça ! »

Andrews, qui venait lui aussi d’avoir droit à sa pause, se dirigea droit vers la machine et attrapa avec un timing parfait le gobelet lorsque la touillère percuta le fond du plastique rempli de café chaud.
Donatello recula et ne dit rien. Il était trop fatigué pour mettre une pichenette dans le gobelet lorsque Andrews le porta à ses lèvres, histoire de se venger de manière puérile et satisfaire sa fierté.

« J’t’en dois combien, la laitue ? demanda Andrews en sirotant son verre. Trois, nan ?
– Quatre, dit Donatello avec un calme qui se voulait olympien.
– M’arnaque pas la laitue. C’est trois, j’me souviens bien. »

Il sourit grassement, et tendit sa main vers l’ouverture où venait de tomber en trébuchant la monnaie de Donatello. Il glissa la pièce de cinquante cents dans la fente et sélectionna un bouillon de soupe.

« Plus que deux. Y a pas de soupe à la salade, va falloir te contenter d’un cube. »

Donatello serra ses poings, et il constata sans surprise que, loin de le calmer, ça lui donnait encore plus envie de frapper Andrews, dont l’humour était d’un niveau pitoyable, il le savait – tout comme l’humour de toutes les personnes qui s’étaient jusqu’alors moquées de lui, personne n’innovant en envoyant un “tu nous ramènes une carte postale des Galapagos ?” plus élaboré que “laitue, salade, soupe à la tortue”.
Andrews était dans l’entreprise depuis plus longtemps que lui, mais Donatello considérait que trois jours d’ancienneté de plus ne signifiaient pas grand chose. Cependant, ses cheveux blonds, sa carrure moyenne anciennement malingre et sa voix d’adolescent encore en train de muer était devenus insupportables aux yeux de Donatello. Il était là depuis seulement une semaine, et s’était déjà trouvé un ennemi, quelqu’un qu’il détestait de tout son être.
Donatello ignorait ce qu’avait Andrews contre lui ; il avait bien pris garde à ne déranger personne et s’était fait si discret que certaines personnes n’avaient découvert que la veille qu’il travaillait dans l’entreprise – certains s’étaient même mis à parler de démission.
Il se disait, le soir en rentrant chez lui, qu’Andrews avait été le martyr de quelqu’un étant jeune –l’image d’un joueur de football enfermant Andrews dans les chiottes pour filles lui apparaissait alors clairement à l’esprit– et que le blondinet casse-couilles considérait comme un juste retour des choses que Donatello soit la cible de ses quolibets. Une cible d’autant plus facile que Donatello était sur la corde raide.

Le bouillon venait de s’écouler dans le verre de plastique. A l’odeur de café se mêla celle de légumes chimiquement reconstitués. Donatello fixa sans même le voir le gobelet.

« Prends–le, la laitue. Ca va refroidir. »

Donatello prit d’un geste le gobelet et jeta son contenu dans le lavabo à côté de la machine. Se faire tirer ses cafés, ça passe. Jouer au couillon qui fait ce qu’on lui dit, c’était au–delà de sa patience.

« Tu me vexes, là, continua Andrews qui le regardait avec un sourire qui signifiait “J’m’en fous, c’est ta thune”. Je suppose que tu voulais du sucre… »

Donatello broya le gobelet en plastique dans sa main, et ça ne le calma pas du tout. Puis il le jeta dans la poubelle déjà pleine à craquer, juste à côté.
Donatello risquait le renvoi à tout instant. Il avait obtenu ce poste avec beaucoup de difficultés. La Mairie avait finalement accepté qu’il soit l’heureux détenteur d’un permis de travail… temporaire. A vrai dire, il était en période d’essai sans deuxième chance possible : si sa première expérience du travail n’était pas satisfaisante (pour ses employeurs, pas pour lui), il serait condamné à travailler en tant que bénévole pour une organisation non–gouvernementale, animalière de préférence, et ce à vie. Et ensuite, les ponts…
Bien évidemment, on ne lui avait pas dit cela. Il avait décodé les messages implicites que lui avait lancé le conseil municipal de cette chère Grosse Pomme. Donatello ne se faisait pas d’illusions. Ou il réussissait chez Windows à maintenir un niveau de satisfaction convenable (sans pour autant être plus compétitif que ses collègues, ce qui serait encore pire pour lui), ou il était tout simplement dans la merde car il n’avait droit qu’à un seul essai.

C’était là son grand problème : il savait qu’il n’aurait aucun mal à aider les pauvres âmes au bout de leur téléphone qui ne comprenaient pas ce qui passait par le disque dur de leur ordinateur. La difficulté venait du fait qu’il devait doser son efficacité : assez pour être gardé voire apprécié de ses patrons, mais pas trop pour ne pas supplanter les “autres”, ceux qui avaient la peau blanche, un nez et cinq doigts à chaque main.

Malgré tous ses efforts pour être apprécié par la direction et ignoré par ses collègues, il y avait toujours des… cons, il n’y avait pas d’autre mot, qui considéraient qu’une tortue n’avait pas à bénéficier de soins publics et d’un salaire, fût–il réduit de vingt–cinq pourcents, toujours dans cette idée de “mise à l’épreuve”.

« T’as bien choisi ton boulot, la laitue, hein ? renchérit Andrews. C’est pratique le téléphone. On voit pas la sale gueule que peuvent bien avoir… »

Donatello oublia pendant une fraction de seconde ce qu’on lui avait toujours appris. Que résoudre ses problèmes par la violence n’était pas la solution, que les cons sont bien les plus malheureux, que l’on est meilleur à pardonner et à supporter les coups.
Mais (et ce “mais” avait eu soudainement l’avantage) on lui avait aussi appris que les poings sont parfois plus efficaces et plus rapides que la justice américaine. La justice n’avait rien à voir dans l’histoire, mais il considérait injuste qu’on le harcèle ainsi. Alors, laissons parler les poings.
Sa droite se dirigea en un éclair vers le visage encore boutonneux d’Andrews.

« Donatello ! »

Celui–ci arrêta son geste à quelques centimètres du nez d’Andrews –qui venait seulement de comprendre qu’il allait être frappé et esquissait enfin un geste de protection. Donatello aurait aimé fracasser son poing vert sur la gueule bien rose de ce merdeux. Mais son supérieur venait de le ramener à la raison. Tes mains ne te servent plus qu’à taper sur un putain de clavier, Donatello. Pas sur du blondinet en mal de revanche.

« Qu’alliez–vous faire, Donatello ? demanda Douglas, celui qui l’avait intégré à l’entreprise, un homme gras et sans doute sujet à des soucis cardiaques, typique de l’idée qu’il s’était faite d’un supérieur hiérarchique.
– Une bêtise, monsieur. Je me suis emporté.
– Un problème avec Andrews ? »

“C’est un con qui aimerait créer une filiale au Ku Klux Klan spécial tortues, Monsieur.”

« Non, dit Andrews, reculant, qui tentait de retrouver sa contenance. Un petit désaccord… au niveau des dettes de café.
– Ouais, dit Donatello qui ne fut nullement reconnaissant.
– Bien, dit Douglas qui, de toute évidence, n’en croyait pas un mot. Votre pause se termine, je crois, messieurs. »

Douglas sortit de la salle de repos, le boucan de la salle aux ordis saluant son départ.
Le cœur de Donatello battait à ses tempes et le bruit, twomp–twomp, lui rappelait un autre (bip–bip). Cela faisait des semaines qu’il n’avait pas ressenti autant d’adrénaline parcourir son corps.
Son poing droit n’était toujours pas desserré. Et il savait que s’il restait ici, il terminerait ce qu’il avait entamé.
Il rajusta sa chemise en se dirigeant vers la sortie. Il se répéta qu’il devait se calmer et ne pas se défouler sur la première personne à qui il décrocherait.

« Tu m’en dois une, la laitue… »

Mais au moment où il refermait la porte, il estima que se défouler sur un client ne lui ferait pas trop de mal.
 
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