Urban Comics
  Ninja Turtles #2 : Intégration (2) : Aime ton Prochain
 
Auteur : Firediablo
Date de parution : Mars 2009

Son doigt enfonça avec force le bouton de la sonnerie, qu’il entendit retentir derrière la porte. Il était encore tout essoufflé de son escalade. Il avait été bien surpris lorsqu’il s’était aperçu que l’ascenseur de l’immeuble était en panne et qu’il devrait monter les dix étages à pied en moins de deux minutes, tout en essayant de conserver sa cohérence à la pizza qu’il transportait.
La porte s’ouvrit à la volée. Et le jeune homme qui venait d’ouvrir cria d’effroi.

« Bonsoir ! dit Michelangelo, qui ne semblait pas se soucier de la réaction du jeune adolescent face à lui.
– Matthew ! s’exclama une voix dans l’appartement. Pourquoi t’as crié ?
– Pour rien, Suzie ! répondit le dénommé Matthew en ne quittant pas Michelangelo des yeux. Putain, t’es une ces putains de tortues ou bien ?
– Pizzarriba, répondit Michelangelo sans relever la question, c’est bien ici la quatre fromages et la napolitaine ? »

Le jeune homme l’observa un moment avant de répondre. Ses boutons d’acné semblaient pâlir à vue d’œil. Ses gras cheveux étaient couverts de gel, dans une sculpture contemporaine qui semblait scientifiquement étudiée pour être la plus voyante possible.

« Ouais…
– Cela fera vingt quatre dollars, s’il vous plaît. Et peut–être un petit pourboire pour avoir oublié de m’avertir à propos de l’ascenseur en panne ? plaisanta Michelangelo.
– Hein ? Quoi ? Mais qu’est–ce que tu dis ?
– Vingt–quatre dollars, s’il vous plaît, dit l’homme tortue en abandonnant toute tentative d’humour.
– Ouais, ok, mais non. J’veux pas de ta putain de pizza. »

Michelangelo retint un accès de colère qui n’aurait en aucun cas arrangé les choses. Il posa la question, mais en connaissait déjà la réponse.

« Ah ? Et pourquoi ? Je suis arrivé à temps, la pizza est dans un état acceptable.
– Ouais, mais le livreur laisse à désirer, lança Matthew avec un sourire mauvais. J’veux pas d’une putain de pizza livrée par un monstre. T’l’as ptètre touchée, et elle est contaminée ou j’sais pas quoi. T’as craché dedans rien que pour me filer le SIDA ou une autre connerie. J’en veux pas. Tire-toi de mon immeuble, le monstre. »

Matthew sembla satisfait de ses répliques jusqu’à ce qu’il remarque que Michelangelo était plus grand que lui d’une ou deux têtes et singulièrement plus fort.
A cette instant, la dénommée Suzie se présenta dans l’encadrement. Blonde, mignonne –même Michelangelo était capable de le remarquer – et terriblement allumeuse avec sa petite jupe et son décolleté. “Où tu vas caler ta napolitaine, chérie ?” pensa-t-il subrepticement. Elle riait en arrivant, vit Michelangelo, et cria en repartant.
Matthew sembla estimer que faire peur à sa copine était un très bon motif – légal – pour refuser une pizza. La porte se referma, et Michelangelo entendit le cliquetis de plusieurs verrous, et la voix du gamin qui essayait de rassurer sa chérie.


Aime ton Prochain



Michelangelo gara assez gauchement son scooter ; à vrai dire, il se foutait un peu des contraventions après une telle course.
Il poussa la porte de la pizzeria dont le nom scintillait en rouge au dessus de lui : “Pizzarriba, la pure pizza italienne à prix discount !”
Un homme qui ressemblait à tout sauf à un Italien l’accueilli.

« Alors ?
– Vous êtes pas au four, patron ? tenta Michelangelo. On n’a plus de commandes ?
– Pour l’instant, c’est cette commande-là qui me pose problème, dit l’homme gras qui croisa les bras en désignant du regard les pizzas que Michelangelo portait. C’est quoi, ça ?
– Un retour. Et accessoirement mon dîner puisque ces crétins n’en voulait pas.
– Et quelle est l’excuse, cette fois-ci ? Ils ont été de mauvaise foi ? Ils ont voulu la prendre sans la payer ? Ou ma préférée : ils ne sont pas capables d’apprécier la saveur d’une pizza de Dimitri ?
– Non. Rien de tout ça, avoua Michelangelo en posant les pizzas dans un coin du salon poussiéreux où se trouvaient quelques tables en plastique – et où personne ne venait jamais s’installer. Ils ont eu un souci avec… mon physique, concéda-t-il.
– Oh ! Quelle surprise ! C’est très étonnant ! dit Dimitri de son accent ukrainien en suivant du regard Michelangelo qui lui tournait le dos. Mais dis, alors, il se pourrait que pour les trois autres retours de la semaine c’était pareil ? »

Michelangelo ne répondit pas et continua de tourner le dos à son patron. La colère avait empli son cœur quelques minutes plus tôt, mais là il semblait gonfler, prêt à déborder. Il sentait que son renvoi était plus qu’imminent.

« J’te cause la tortue ! »

Michelangelo se tourna. Ses yeux brillaient un peu, il le savait, et c’était pas bon pour lui. Il tenta de se reprendre et gonfla la poitrine. Malgré la taille XXL de son uniforme, les boutons commencèrent à craquer, le tissu tendu par ses puissants pectoraux et sa dure carapace.

« Oui. C’était à cause de mon physique. Mais toutes les autres commandes n’ont pas eu un seul problème !
– Ah ! s’exclama Dimitri. Parce qu’ils ont peur que s’ils refusent de prendre les pizzas, tu leur pètes la gueule. T’es affreux et t’es costaud. Ca suffit à leur faire pisser dans le froc, mais pas moi. Moi j’ai la thune pour t’envoyer au juge, puis en taule. J’ai pas peur d’une tortue sur deux pattes. »

Le visage, d’ordinaire désagréable de Dimitri, avec ses cicatrices d’une acné juvénile classée hors compétition, ses taches de vin entourées d‘une peau grasse et surtout son haleine de fumeur et buveur invétéré, devint encore plus détestable lorsque s’installa ce rictus de mépris que Michelangelo voyait un peu trop souvent pour ses nerfs.

« Laissez–moi aller au four, osa une fois de plus Michelangelo. Je n’aurais pas de souci avec les clients si ils ne me voient pas !
– T’es con en plus d’être laid. Je dormirais pas la conscience tranquille si mes clients bouffent des pizzas faites par toi. S’ils apprenaient qu’une tortue fait leur repas, ils vont rameuter l’inspection sanitaire et moi je peux fermer demain !
– Mais…
– Ferme-la, Michelangelo. Me - ramène - plus - jamais - de - retour, compris ? dit Dimitri, en détachant chaque mot tout en s’approchant de la tortue, un doigt boudiné et menaçant pointé vers lui. Sinon, je t’invente une pizza à la tortue, pigé ? »

Michelangelo aurait voulu le frapper. Il aurait voulu lui fracasser le crâne sur le comptoir crade et voir le sang de cet homme couler sur le carrelage autrefois blanc.

« D’accord, dit-il dans un effort surhumain.
– J’espère bien. Toi, t’es le livreur, le putain de livreur. Moi, je suis le patron. Je fais les pizzas et toi tu les fourgues aux clients avec un grand sourire, en faisant en sorte qu’elles ne font pas le chemin de retour. Dis-toi que si ça arrive encore, j’te paie même pas le taxi pour l’agence à l’emploi. » Il jeta un bref regard à sa montre digitale –“trop con pour lire les aiguilles”, pensa Michelangelo. « Vingt–trois heures, continua–t–il. On ferme. Va te changer et laisse l’oseille pour les pizzas sur le comptoir. »

Michelangelo fixa encore le regard mauvais de son patron et se détourna vers les cuisines.
Dans un coin se trouvait son casier métallique. Il l’ouvrit avec fracas, défoulant sa colère mêlée à du désespoir et enleva sa veste. Elle lui paraissait être une voile de parachute, les manches étaient deux fois trop longues… et pourtant elle était trop étroite au torse et il avait du plusieurs fois recoudre un ou deux boutons.
Il revêtit un pull plus élastique, mais aux manches toujours trop longues, et un jogging. Il enfila une paire de chaussures de sport, pointure 45, qu’il ne trouvait que dans une boutique spécialisée de Manhattan.

Ca le gonflait. Il éprouvait beaucoup d’émotions – de la colère, de la tristesse, du désespoir et un peu de honte – qui se mêlaient pour en arriver à une conclusion : tout cela le gonflait.
Au début de son insertion dans le monde “normal”, il avait pris le parti du “ça ira mieux”. “Ca ira mieux quand ils se seront habitués, ça ira mieux quand Dim’ verra que je bosse dur, ça ira mieux quand je toucherais –enfin– mon premier salaire”. Mais ces “ça ira mieux” commençaient à perdre de leur intensité depuis quelques jours, jusqu’à être remplacés par d’autres mots pas très polis.
Michelangelo était fatigué de se battre. C’était un combat qu’il ne pourrait pas gagner, car ses adversaires l’attaquaient au cœur, et il ne pouvait pas se défendre au risque d’être lynché par la population et par l’administration. Il n’y avait aucune échappatoire à sa condition : il était un homme tortue, ou une tortue humanoïde, selon les points de vue. Il était ainsi et tant que la chirurgie esthétique n’aura pas fait des progrès incroyables, il sera toujours traité comme un monstre, comme un risque potentiel d’infection ou d’agression.

Ses quatre gros doigts avaient eu du mal à nouer des lacets. Son premier essai de baskets –très jolies, bien qu’affreusement grandes– avait été avec des lacets. Après dix bonnes minutes d’affrontement, donc cinq pour apprendre à faire des lacets, il s’était avoué vaincu et s’était résigné aux scratches à vie. Cela aussi ça le gonflait.
Et sa carapace, qui l’obligeait à taper dans du XXL, alors que du L aurait très largement suffit. En plus de l’inconfort lié au port de vêtements trop amples pour lui, il se sentait à chaque fois honteux de porter des vêtements avec autant de X.
Il devait systématiquement sortir avec une casquette. Parce qu’il avait déjà été insulté en pleine rue, et ce n’était pas agréable. Les enfants criaient ¬– ou riaient, encore pire –¬ en le croisant, désignant du doigt son absence de nez.

Ouais. Ca le gonflait sérieusement.


Il enfila son ciré jaune typique New–York –taille XXL– et retourna en salle. Dimitri était occupé à analyser le contenu de son nez. Il ne semblait pas décidé à en rajouter une couche, et Michelangelo en fut presque reconnaissant.
Il ne voulait pas manger là. Son estomac l’en suppliait, mais il voulait partir à tout prix d’ici, ou Dimitri redirait une connerie, du genre “J’avais pas pensé à mettre de la salade dans la pizza, désolé”, et Michelangelo déciderait alors qu’il pourrait être amusant de sodomiser Dimitri avec son truc pour enfourner les pizzas.

Michelangelo prit ses pizzas, déjà froides, ouvrit la porte en murmurant un “A demain” audible et un “pauvre con” qui l’était moins.
Il était vingt–trois heures et quart, et New–York était animée des fantômes des insomniaques, glacés par hiver. Des passants, emmitouflés dans leurs écharpes, ne levaient pas la tête, sauf pour vérifier si le petit bonhomme clignotant était bien vert.
Michelangelo enfonça quand même sa casquette jusqu’à ses oreilles (qu’il n’avait pas, bien sûr) et se fit discret. On pourrait décider aujourd’hui de ne pas se limiter aux insultes, et de l’inviter gentiment dans une impasse pour ajouter un peu de bleu et de rouge sur sa peau verte. Et il ne pourrait bien sûr pas se défendre.

Son appartement se trouvait à deux kilomètres de là. Il en aurait pour vingt minutes. Il était passé professionnel dans l’art de rentrer chez soi sans regarder la route. Il connaissait chaque passage piéton, et avait pris le parti de raser les murs. Il y avait moins de monde, moins de risque de percuter quelqu’un ¬– on serait capable de lui faire un procès pour ça, putain – et surtout il craignait de se prendre une bouteille de vodka derrière la nuque s’il s’avisait de marcher trop près de la route.
Même s’il était discret, on commençait à savoir qu’une tortue habitait le quartier. Et ça plaisait pas à tout le monde, il s’en doutait.
 
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