Histoire : Zauriel
Date de parution : Juin 2007

« Danny Rand est mort. »
Le vieux moine assis sur un tapis ouvrit les yeux. Les bougies sur les chandeliers disposés aux quatre coins de la pièce s’étaient éteintes en même temps. Le moine eut soudain froid. Un courant d’air s’était retrouvé là, dans cette petite cellule bien isolée. Etrange. Le moine se leva. Il fit quelques pas et s’arrêta devant l’autel. Il se haussa sur la pointe des pieds et regarda dans le bol posé aux pieds de la statue. D’imperceptibles mouvements troublaient son contenu, une eau que le moine avait prit à la fontaine sacrée, une heure plus tôt. Une douleur lui transperça la colonne vertébrale. Il tomba en s’agrippant à l’autel. Ses yeux qui s’emplissaient de larmes fixaient la statue de la déesse. Son visage en or bougea, esquissant un rictus terrible qui contrastait avec sa douceur habituelle.
« Qu’as-tu, Gomurr ? »
La statue se pencha sur lui, grinçant épouvantablement. Elle prit le menton du moine entre ses griffes, jadis des doigts fins et délicatement sculptés, et plongea son regard dans celui de sa proie. La terreur chez Gomurr laissa place à la colère. En colère contre lui-même, d’être fait ainsi surprendre. En colère contre ce démon, qui pensait pouvoir le vaincre. Il ferma les yeux pour empêcher le démon de l’hypnotiser et récita un sort, croisant et décroisant les mains.
« Nastob Ejimen Qlivo. »
La statue écarquilla les yeux. Sa bouche peinte en rouge se tordit de terreur. Elle agrippa les épaules du moine, tentant de l’amadouer.
« Non, Gomurr. Laisse moi rester. Je t’aiderai. Je t’aiderai à renverser mon maître. »
Une porte se matérialisa derrière l’autel. Elle était ronde, elle tournoyait. Gomurr vit l’ombre couler, suer de l’or de la statue, pour la quitter. L’ombre tentait de s’accrocher à la pierre, mais la puissance d’attraction de la porte était trop forte pour elle. En maudissant une dernière fois le moine, elle fut aspirée par la porte, qui se referma instantanément dans le néant.
Gomurr se releva en époussetant sa bure. Il entendit la lourde porte de sa cellule grincer derrière lui. Il fit volte face, attrapant au passage l’un des sabres de la déesse. Si Griffe Jaune envoyait d’autres émissaires, il risquait d’être plus coriaces que l’ombre. Le petit homme baissa son arme en voyant le visage du nouveau venu. Il remit le sabre à la statue. Croisant les bras, gonflé d’arrogance, il dit.
« Voici longtemps que l’on ne t’avait pas vu, Tar. »
Tar le regardait de ses deux mètres vingt, comme un homme regarde une fourmi. Il sourit. Les deux amis se jetèrent l’un dans les bras de l’autre.
« Sinistre gnome. Cela faisait longtemps. »
Gomurr donna un coup de poing dans le ventre du géant qui s’esclaffa. Tar s’arrêta soudain de rire quand il vit la sueur qui coulait sur le visage de Gomurr.
« Qu’y a-t-il mon ami ? »
Gomurr passa la main sur son visage et se laissa tomber sur le sol. Il se mordit la lèvre.
« Rien qui ne puisse t’inquiéter. Griffe Jaune ne nous laisse aucun répit, même en Enfer. »
Tar cligna des yeux, surpris.
« En Enfer ? Je croyais cette vermine encore de ce monde.
- Non. Ce sorcier a succombé. Et pas sous nos coups, malheureusement.
- Si ce n’est pas K’un L’un, qui a réussi à le terrasser ?
- Son élève. Celui qui nous a trahi. Shou Lao.
- Il va falloir que tu m’expliques cela en détail, Gomurr. Il y a longtemps que j’ai quitté la cité de jade, et j’ai perdu de vue les quelques intrigues qui s’y tissaient, ainsi que les alliances qui se faisaient et se défaisaient au cours d’un même repas. »
Gomurr invita Tar à quitter sa cellule. Le couloir du temple était sombre, un peu humide. Plusieurs araignées courraient sur les murs. Les portes du temple s’ouvrirent. Gomurr regarda avec plaisir le visage de Tar, illuminée d’une surprise ravie. K’un L’un produisait toujours cet effet après de longues années d’absence. De grandes tours de marbre et de jade mêlés s’entrecroisaient loin au dessus de ponts fabriqués à même la roche. D’immenses fontaines, ornées des attributs des dieux, coulaient ça et là. Ils marchèrent jusqu’à une terrasse qui était protégée du soleil par des saules pleureurs. S’y trouvait une table de jardin sur laquelle on avait laissé une théière fumante et deux tasses. Gomurr invita Tar à s’asseoir. Avant de s’asseoir à son tour, il servit le thé à son ami et à lui-même. Les mains croisées sous son kimono, il reprit son récit.
« Il est vrai que tu as quitté la cité de Jade il y a fort longtemps, ami Tar. Rappelles moi les circonstances de ton départ. »
Tar se redressa dans sa chaise.
« La guerre, Gomurr. C’était la guerre dans le monde des humains. Rappelle toi. Griffe Jaune avait lancé sur Terre des hordes de démons quand la lance du destin est tombée en son pouvoir. »
Gromurr acquiesça. La lance du destin était un artefact des plus puissants dans l’histoire de l’Humanité. Ce serait l’arme qui aurait percé le flan de Jésus Christ. Gomurr ne prêtait aucune attention au culte chrétien, mais il savait que l’imagination populaire pouvait donner beaucoup de pouvoirs à un objet symbolique. Griffe Jaune s’en était emparé à la fin du XIXe siècle, lors de fouilles archéologiques en Ecosse. Grâce à elle, il avait réussi à plier en son pouvoir les armées des morts, qui se relevaient des cimetières quand passait près de leurs tombes l’éclat de la lance. K’un L’un et d’autres palais spirituels au travers du monde avaient lancé une contre-attaque pour rétablir l’ordre entre la vie et la mort ; et arrêter Griffe Jaune qui bouleversait l’équilibre magique du monde. Tar avait conduit les armées de la cité de Jade. Il avait combattu aux côtés de Ka-zar, seigneur de la Jungle, roi de la Terre Sauvage, et d’Arion, des royaumes sous-marins. Avec force et sacrifices, ils parvinrent à défaire Griffe Jaune des pouvoirs de la lance. Mais le criminel immortel gagna une cache inconnue de tous et eut le temps de s’y ressourcer.
Gomurr haussa les sourcils en se rappelant les faits.
« Mais pourquoi donc n’es tu pas revenu à K’un L’un à la fin de la guerre ? »
Tar se frotta le menton. Il fit un geste de négligence.
« A cette époque, j’étais encore jeune et insouciant. Le vingtième siècle venait de commencer, et je me rappelais des dernières paroles de Jack l’Eventreur. Il disait avoir inauguré le vingtième siècle par ses crimes sanglants. »
Gomurr se rappelait, oui. Jack fut l’un des sbires de Griffe Jaune les plus sadiques, à l’époque. Quand Griffe Jaune avait déniché la lance, il avait déclenché une véritable tempête magique et surnaturelle. A son arrivée à Londres, il avait recruté le docteur de la reine Victoria, William Gull, qui assassinait des putains pour le compte de la couronne. Gull avait été séduit par Griffe Jaune et par le courant mystique qu’il laissait dans son sillage. Après avoir tué les prostitués, il se mit à son service avec la plus grande sincérité. Tar, accompagné de quelques disciples, s’était rendu sur place pour affronter Griffe Jaune. Mais celui-ci avait déjà disparu. Il avait laissé comme arrière garde ce monstre sanguinaire. Tar avait rencontré durant cette aventure l’inspecteur chargé de l’enquête, Frederic Abberline. Tous deux furent témoins du suicide de Gull, qui se jeta du sommet de la Maison du Parlement.
« Le vingtième siècle était-il à son image ? »
Tar eut un regard sombre. Il but quelques gorgées de thé.
« Il l’était. J’ai observé des millions d’hommes se battre pour une couronne. J’en ai vu des millions s’entre-tuer pour la religion. K’un L’un m’a manqué à un point phénoménal. Si les hommes pouvaient accéder à cette splendeur… Si on pouvait leur apporter ce savoir, cette richesse spirituelle…
- Tu t’égares. L’un de nous deviendrait sûrement ivre du pouvoir qu’il pourrait en tirer. Ce serait terrifiant. L’homme n’est pas encore prêt pour notre héritage.
-Le sera-t-il un jour ? Soupira Tar.
- Nous verrons.
- Raconte moi l’histoire de Shou Lao, et la mort de Griffe Jaune. »

« Shou Lao était un des rares disciples à être né à K’un L’un. Sa mère était une prêtresse du temple. Il a très vite développé des dons de médium et des talents pour les arts martiaux. Tout naturellement, il est devenu l’avatar du Kai, celui que les occidentaux appellent Iron Fist.
-Quel nom barbare. Mais n’était-ce pas ce jeune américain qui avait hérité du titre ? »
Gomurr fit un geste agacé.
« J’y viens, j’y viens. Shou Lao était le seul disciple de sa génération à combler nos espérances. Les autres enfants, s’ils n’étaient pas médiocres, ne pouvaient atteindre son niveau de perfection. Quand il eut passé les épreuves de l’âge adulte, on lui a remis le masque et la tunique du Kaï. Grâce à cela, il a pu accéder aux niveaux d’entraînement supérieurs et se battre contre le dragon pour lui arracher sa force vitale. Le dragon était le test ultime de celui qui avait hérité de l’habit du Kaï. Il était gardé dans une salle impossible à trouver pour celui qui ne maîtrisait pas tous ses chakras. Shou Lao l’avait découvert. Le combat fut terrible et dura plusieurs jours. La tour trembla pendant ces heures d’inquiétude. Mais Shou Lao s’en était sorti sans une égratignure, mais un peu essoufflé. Il fut porté en triomphe et devint le symbole même de K’un L’un. Il descendit sur Terre pour y répandre le bien. Il revint quelques années plus tard, prendre le trône de prêtre que sa mère décédée lui avait légué. C’est alors que se présenta aux portes de la cité de jade l’impossible. Un homme de l’occident avait gravi la montagne sacrée pour atteindre K’un L’un.
- Mais ce n’était pas la première fois. Je me rappelle ce sorcier…
- Stephen Strange avait la capacité de tout voir, hormis sa propre chute et celle de ses amis. Qu’il ait pu venir à K’un L’un n’a rient d’exceptionnel pour un homme de sa trempe. Daniel Rand ne possédait aucun pouvoir.
- Comment est-il parvenu jusqu’ici alors ?
- La force de son esprit et l’endurance de son corps l’ont guidé. C’était un homme brisé. Il pensait mourir en gravissant la montagne. Il ne pensait pas nous trouver.
- Pourquoi dis-tu qu’il était brisé ?
- Il était responsable de la mort de sa femme et de sa fille. Après sa victoire dans un championnat de tækwondo, il était rentré chez lui en voiture. Un virage l’a surpris et a précipité le véhicule dans un ravin. Sa famille est morte, pas lui.
-Le complexe du survivant.
- Exactement. Il aurait voulu mourir avec eux. Alors il s’en est pris à la montagne. Quand il est arrivé, il était mort de froid. Les habitants se s’ont occupés de lui. Tous l’ont accepté. Il a suivi nos enseignements et sa puissance spirituelle s’est développée rapidement, l’amenant à égaler Shou Lao. Certaines personnes murmuraient qu’il pourrait très bien lui prendre son titre d’avatar du Kaï si l’envie lui en prenait. Mais Rand ne voulait qu’apprendre, dominer sa peur et son chagrin. Il ne voulait nullement du poids d’Iron Fist sur ses épaules.
- C’est pourtant ce qui est arrivé.
- Oui. Shou Lao ne put supporter bien longtemps les insinuations qui courraient dans les couloirs. Il défia l’étranger en combat singulier. Si Rand gagnait, alors il obtiendrait le titre d’Iron Fist. S’il était battu, il devrait quitter K’un L’un. L’affrontement eut lieu dans la cour devant le temple. Tous les habitants étaient là.
- Ce fut un grand spectacle ?
- Pas vraiment. Shou Lao était trop sûr de lui. Il a utilisé tout de suite ses techniques secrètes, alors qu’il n’avait pas amassé suffisamment d’énergie. Rand a évité ses attaques et l’a fini en quelques minutes. Shou Lao ne voulait pas lui remettre son titre. Alors le conseil l’a banni. Rand est devenu le nouvel Iron Fist. Il est resté quelques temps, entraînant les nouveaux disciples, jusqu’à ce qu’éclate la deuxième guerre de la magie.
- Oui, je me trouvais à Chicago, quand ça a commencé. J’enquêtais sur un meurtre, à la Nouvelle Orléans, quand je me suis trouvé nez à nez avec un agent de Belzébuth. Il était complètement paniqué. Ses meurtres rituels en devenaient des parodies sanglantes. Quand j’ai fini par lui mettre la main dessus, et avant que je ne le réexpédie en Enfer, il m’a expliqué les raisons de son trouble. Il m’a parlé de Griffe Jaune, d’un pacte. Mais j’étais loin de me douter que celui-ci se trouvait déjà en Enfer.
- Comme je te l’ai dit, c’est Shou Lao qui l’a tué. Quand il est parti de K’un L’un, notre ancien disciple est devenu son élève. Griffe Jaune en était ravi. Shou Lao était une mine d’informations pour lui. Et il voulait constamment apprendre. Alors, notre vieil ennemi lui a révélé toute la puissance de sa magie obscure. Une fois qu’il n’avait à lui enseigner, Shou Lao le tua et prit sa place. Mais pas pour longtemps. Griffe Jaune, associé à Méphisto, lança un sort très puissant, du plus profond de l’Enfer, qui transforma Shou Lao en statue de cristal. Depuis, Griffe Jaune tente de revenir sur Terre, mais même Méphisto ne peut l’aider à revenir. Satan veille.
- Je vois. Comment est mort Danny Rand ?
- Il est descendu sur Terre quand il a su que Shou Lao avait rallié les forces de l’ennemi. Ils se sont combattus plusieurs fois. Mais ils étaient toujours de niveau égal. Quand il a appris la nouvelle de la mort de son rival, Rand a décidé de ne pas revenir à K’un L’un. Il a repris une vie normale, à New York. Il a fait la connaissance d’êtres que l’on nomme méta-humains. Il a fait parti d’une équipe éphémère, les Enforcers. Il est mort dans leur deuxième mission, tué par un de ses coéquipiers.
- J’ai entendu parlé de cette équipe. Je ne pensais pas que cet Iron Fist était bien Daniel Rand. Qui l’a tué ?
- Britannic. Un héros du royaume Uni qui a eu son heure de gloire dans les années 80.
-Pourquoi l’a-t-il tué ?
- Dane Whitman, son élève, aussi connu sous le nom de Chevalier Noir, l’avait mis en contact avec Proctor, l’esprit maléfique de l’épée d’ébène. Le télépathe Andrew Breckman a manipulé Britannic pour que Proctor revienne à la surface. Le tour était joué. »

Il y eut un grondement dans le ciel qui se couvrit rapidement de nuages noirs. Des éclairs rouges et jaunes balayèrent cette nappe obscure. Tar se leva précipitamment, renversant sa tasse et sa théière sur son kimono. Gomurr ferma les yeux, pris de frissons.
« C’est de plus en plus fréquent. Méphisto a promis à Griffe Jaune de le faire sortir de l’Enfer. Et ça ne saurait tarder. Il nous faut un nouveau héros. »
Le regard de Tar était captivé par le spectacle sinistre que lui offraient les cieux.
« Il nous faut Iron Fist, fit Gomurr dans un souffle. »