Histoire : Ben Wawe
Date de parution : Mai 2006
New York.
Vendredi 26 mai.
Nuit humide et sale.
Comme toujours dans cette ville, première porte de l’Enfer sur Terre pour ceux qui, comme moi, ont la bonne idée de vraiment ouvrir les yeux sur le monde. Mais combien sont-ils ? Trop rares pour que j’arrive à les compter. Trop peu nombreux pour que j’arrive à en retrouver. En-dehors des cimetières ou des prisons secrètes en Europe, évidemment.
Chaque jour, je vois passer devant moi des gamins avec des armes dernier cri, prêtes à être utilisées sur d’autres enfants, alors qu’ils devraient encore en être aux lances pierre.
Chaque jour, je vois des échanges de drogues entre des gosses et des jeunes femmes qui ne pourraient même pas être déjà mères en Afrique…et Dieu sait que là-bas elles le sont tôt.
Chaque jour, je vois les armes mal cachées sous les chemises ou t-shirts des adolescents qui se réunissent pour parler musique et de la dernière fille qu’ils ont baisé…ou violé. Pour eux, c’est pareil, de même que de s’entraîner sur des cibles vivantes ou sur leurs écrans de télévision.
Je vois cette ville être le début de ce que pourrait être le monde, si on le laisse aller ainsi. Je vois New York comme un malade, plein de virus qui le rongent et qui vont bientôt le faire exploser.
Oui, New York est malade. Et je suis le médecin.
Du moins, pas vraiment.
Je ne donne pas d’ordonnance ou de médicaments préventifs. Je tranche dans le vif. Je suis le chirurgien de la ville, en fait, mais façon guerrière : pas de prisonniers, pas de pitié. Les virus ont le choix dès le départ : le bien, ou le mal. Un choix facile, mais qui leur collera à la peau et au derrière comme une sangsue durant toute leur vie.
Ils choisissent le mal ? Parfait. Chacun son choix, on est en Amérique, pays du rêve américain et de tous les choix possibles, normalement. Mais qu’ils ne viennent pas pleurer après quand je viendrais m’occuper d’eux à la nuit tombée, avec mes poings et ma détermination. La pitié n’est pas de mise chez moi. Pour eux, ni personne.
Je suis le chirurgien de la ville.
Je ne cherche pas la gloire, juste la Justice.
Je pose les questions qui font mal à ceux qui font et vont souffrir.
Je suis la Question, et je suis celui qui vous sauvera peut-être la vie un jour.
Mais malheureusement, tabasser quelques criminels et gamins paumés ne va pas sauver New York. Je l’ai cru, autrefois. Quand le monde était plus beau et les possibilités plus grandes. Quand tout le monde avait encore peur des soviétiques et de leurs soi-disant bombes qui allaient nous tomber dessus. Quand je pensais que les criminels étaient simplement à remettre dans le droit chemin après quelques bleus et os cassés.
Mais c’est fini maintenant. Et le monde a changé. Pour notre plus grand malheur.
Désormais, il n’est plus dominé par deux blocs, mais par les entreprises. Les firmes qui ont un beau bureau dans Manhattan et font bosser pour moins d’un dollar des gamins vingt heures par jour en Asie ou en Afrique.
Des multinationales pour qui « dollar » doit être synonyme d’exploitation des ressources naturelles, de la destruction de la planète et de la déshumanisation des peuples. Ce sont eux qui dominent le monde maintenant. Et sont responsables de ce tout que je vois.
Evidemment, j’ai dis avant que les criminels ont le choix. Ils l’ont. Mais il est dur. La société est sclérosée par les grandes entreprises, qui cherchent à tout prix à produire plus pour moins cher. Elles délocalisent, privent d’argent les contribuables et enlèvent tout avenir à notre jeunesse, qui ne peut plus que verser dans le crime pour se faire entendre.
Bien sûr, ils pourraient ne pas faire ça. Ils pourraient. Mais c’est dur. Trop, peut-être.
Je ne suis pas comme un de mes amis qui dit qu’il faut tout détruire et rendre la liberté au peuple. Il pense que nous saurons quoi faire quand nous aurons été débarrassés de la société de consommation et de l’économie. Il pense que nous méritons d’avoir un tel pouvoir, une telle liberté de décision. Mais je ne suis pas d’accord.
Le peuple a voulu que les firmes prennent le pouvoir, et il les a regardé faire sans bouger, un sourire aux lèvres et un verre de Coca dans la main. C’était plus facile de se perdre dans les paradis virtuels et commerciaux plutôt que de se battre pour une vraie démocratie. C’était plus simple pour la population de se laisser faire en fermant les yeux.
Pourquoi lui donner le pouvoir quand le peuple laisse faire ça ? Ca serait fou…
Le peuple a…non. En fait, non. Vous. Oui, vous. Vous les avez laissés faire, encore une fois, et vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-mêmes si vous vous faites agresser dans la rue par quelqu’un qui crève de faim alors qu’il avait encore une situation stable et des gosses dix ans auparavant. Vous êtes responsables de sa misère, et ce ne serait qu’un juste retour des choses qu’il vous fasse ce que vous lui avez fait, indirectement. Ouais, tout ça c’est de votre responsabilité. A vous, ceux qui me lisez ou ceux qui ne veulent pas le faire.
Tout est entièrement de votre faute, et il ne faut plus s’émouvoir des émeutes ou de ce genre de choses : il fallait y penser avant. Avant de tout accepter, avant de tout laisser devenir ici, avant de précipiter le monde vers la mort et la destruction programmée.
Mais vous préfériez regarder la dernière saison de Lost ou le dernier Mission Impossible, nan ? Vous avez toujours voulus vous échapper vers d’autres mondes, de toutes façons, alors que le vôtre était ravagé par vos soins…Attitude humaine ? Non. Attitude de l’Homo Sapiens du XXe siècle, c’est tout. Vous faites hontes à vos ancêtres. Vous faites hontes à votre planète. Et je commence même à désespérer de vous réveiller…
Mais peut-être reste-t-il des espoirs. Peut-être y a-t-il encore une chance de sauver tout ça. J’espère vraiment que certaines personnes prendront leurs responsabilités à votre place…vous êtes sûrement trop lâches pour ça…
Vous avez tous laissés passer. Vous leur avez permis de prendre racine. Vous leur avez donné l’autorisation de faire ce qu’ils voulaient. Payez-en le prix maintenant…
La Question.
L’ordinateur portable se referma alors violemment dans la nuit sombre et froide.
Il venait de mettre à jour sa page Web, et n’avait pas du tout l’intention de rester encore longtemps sur le toit de l’université où il se trouvait, et où il avait réussit à craquer les codes pour avoir Internet en Wi Fi.
Trop de gens pouvaient l’apercevoir, et ainsi appeler les flics, qui le livreraient aux firmes, qui s’empresseraient de lui faire regretter ses agissements. En souriant étrangement, il se dit que son existence devait rendre difficile le sommeil de bien des gens…et c’était bien son objectif. Etre le grain de sable dans la machine. Le vilain petit canard. La question qui fâche.
Il se leva alors lentement, bougeant ses membres ankylosés par l’attente et l’écriture sans bouger. Il fallait qu’il parte, maintenant. Question ne pouvait prendre le risque de rester toujours sur la même connexion pour envoyer ses brûlots contre les grandes entreprises : cela faisait plusieurs mois déjà que son site était régulièrement piraté, et il avait dû très souvent demander de l’aide à certains amis hackers eux-mêmes pour que le « dernier endroit encore libre d’Internet », comme il le disait lui-même, reste ce qu’il était.
Il changeait donc chaque soir d’université ou de bureaux dont il piratait la connexion, et tout se passait bien pour le moment pour lui. Mais l’homme savait bien que ça n’allait pas durer, comme toujours. Il ne restait que très peu de temps sans s’attirer d’ennuis.
Rapidement, le cauchemar des présidents directeurs généraux sauta dans le vide l’université de l’Empire State Building, avec la grâce et l’agilité des athlètes, avant de se réceptionner facilement sur une pelouse fraîchement taillée.
Habillé d’un long imperméable, d’un costume trois pièces sobres et d’un chapeau ancien, on aurait pu le croire tout droit sortit d’un vieux film de gangsters, ou d’une soirée d’Halloween. Ça, c’était avant qu’on ne voie ce qu’il portait sur le visage. Et alors, on changeait immédiatement d’avis en apercevant l’étrange chose qui était devenu le grand mystère de sa légende.
Un masque.
Ou quelque chose s’y approchant.
Deux tâches noires pour les yeux, une tâche sombre pour la bouche, le reste entièrement blanc. Comme le Ying et le Yang. Comme si parler et voir étaient devenus quelque chose de mauvais pour notre monde actuel, pour la vision que la société en avait. Comme si ceux qui pouvaient voir et parler ne faisaient que des choses mauvaises, maléfiques et sans intérêt collectif. Alors que tout le reste était pur, doux, calme…bon. Que le vide était représenté par la blancheur immaculée qui représentait si souvent le beau.
C’était ce paradoxe, le fait que les sens étaient devenus des objets de perversion par l’apathie des peuples suite aux manipulations des firmes, qu’il voulait montrer par ce masque…mais évidemment, peu de personnes en comprenaient le sens. Qu’importe, pensait-il. Lui le comprenait. Et lui savait que son combat s’affichait par toute son apparence et tous ses actes.
Soudain, alors qu’il vérifiait que son ordinateur, collé contre son dos, n’avait rien eu lors de la chute, une lumière de lampe torche vint se poser sur sa silhouette. Il tourna rapidement son étrange visage vers celui qui l’avait remarqué, et l’observa durant quelques secondes.
Pas très grand, muscles bien faits mais nez cassé et un air un peu niais sur le visage. Ancien boxeur raté, sûrement, reconvertit dans la surveillance pour survivre et se payer son alcool. Sûrement ça. Ou bien un pauvre type qui essayait de joindre les deux bouts pour payer ses enfants. Pour Question, même si ça faisait une différence en temps normal, là…il n’y en avait aucune. Il sauta vers lui avec une agilité accrue par des années d’entraînement avant que le garde n’ait pu faire le moindre geste.
« Mais qui… »
Ben Foster n’eut pas le temps d’en dire plus.
Un poing puissant venait d’entrer violemment dans son ventre, frappant son abdomen tandis qu’il tombait lourdement sur le sol, la respiration saccadée et la voix coupée par le choc. Question se leva tranquillement, éteignant la lampe torche avant de fuir rapidement dans la nuit, laissant le corps douloureux du garde dans l’obscurité et l’herbe humide.
Il avait autre chose à faire que de s’occuper de pauvres types qui tentaient de joindre les deux bouts par des boulots minables…Il avait de plus gros gibiers à chasser…
Une heure plus tard.
Lynch Entreprises, spécialisée dans les rachats de petites entreprises familiales pour créer un consortium de firmes et pouvoir asseoir l’hégémonie mondiale de son patron, John Lynch, qui aime parader avec des starlettes devant les caméras.
Mais ce n’était pas pour ça que Question était venu ici. Ce n’était pas pour donner une leçon de savoir vivre à un homme qui s’est toujours cru tout permis. C’était pour savoir. Pour savoir si il y avait encore de l’humanité chez les PDG comme John Lynch. Pour savoir si il pouvait avoir encore un peu d’espoir dans ce monde.
Une enfant avait disparue. Une petite fille de sept ans avait été enlevée. Ivana Baïul. Fille de Karl Baïul, un fils d’immigré turc venu aux Amériques pour faire fortune, et qui avait légué à son fils une affaire d’exportation d’épices. Karl avait transformé la petite affaire familiale en belle entreprise rentable, qui faisait des envieux. Dont Lynch Entreprises.
Plusieurs offres avaient été faites pour racheter Epices Baïul, mais aucune n’avaient abouties. Karl Baïul était quelqu’un pour qui la famille voulait encore dire quelque chose, et il avait toujours refusé les montants exorbitants qu’on lui proposait. Il voulait envoyer sa fille à l’université et continuer à faire ce qu’il aimait. Et pour le moment, tout semblait bien aller.
Jusqu’à l’enlèvement d’Ivana.
La gamine était partie un matin à l’école, pour ne plus jamais revenir. Deux heures après à peine, Karl Baïul avait reçu un appel de John Lynch qui lui disait qu’il était désolé pour l’enfant, et lui réitérait une offre de rachat en même temps.
Le fils d’immigré avait rapidement comprit que sa fille avait été enlevée par Lynch Entreprises pour le forcer à vendre. Comme Question.
Et Karl allait céder pour revoir le sourire de sa petite Ivana. Comme tout être humain normal. Mais pas comme Question.
Il avait décidé de prendre l’affaire en mains et de retrouver la gamine, puis de faire plonger John Lynch avec les preuves qu’il allait amasser ici. Ça, c’était son objectif en quittant l’Empire State University après avoir écris son article. Il pensait que tout allait bien se passer et qu’une enfant lui sourirait d’espoir ce soir. Mais tout avait changé, maintenant.
Cela faisait à peine quelques minutes qu’il était là, à observer par une vitre sur le toit ce qu’il se passait dans un des nombreux entrepôts du complexe de Lynch Entreprises, et il commençait seulement à sentir la colère monter en lui. Il avait mit quelques secondes pour laisser s’échapper ce qui mourrait d’envie de sortir de lui. Et ça arrivait. Peu à peu.
La rage remplaçait peu à peu la surprise. Le dégoût et l’indignation prenaient la place de la gêne. La haine prenait désormais le contrôle de son corps, et plus rien n’allait pouvoir le stopper.
Sous ses yeux, une marre de sang.
Au centre, une chaise en bois. Avec quelqu’un dessus.
Frêle silhouette abandonnée dans un endroit immense et énorme qui la rendait aussi petite qu’un grain de poussière sur une étagère de livres. Mais Question était habitué à bien observer, à chercher les détails. Il avait vu le corps ensanglanté et menotté. Il avait vu les lacérations sur le visage, malgré la distance. Il avait vu la gorge égorgée de la personne qui était morte seule et dans des souffrances immenses.
Question voyait le corps sans vie d’Ivana Baïul. Il voyait la petite fille tuée de sang froid par les hommes de John Lynch. Il voyait un meurtre horrible sur une enfant innocente. Il voyait que l’humanité avait désertée l’esprit des hommes comme Lynch.
Et il savait que cela n’allait pas durer…que la vengeance allait arriver…et que la Justice serait donnée, envers et contre tout…