Histoire : Lex
Date de parution : Avril 2007
Enfin…
Il la sent enfin…
Au plus profond de son être minéral, il perçoit les battements réguliers de son cœur et ce tambourinement des plus banals devient à ses yeux un formidable orchestre, une cacophonie impériale, un hymne canonique à sa renaissance divine…Il aimerait pleurer, crier, hurler sa joie, mais il ne le peut pas, pas encore, pas tout de suite . Il doit attendre, encore et toujours, attendre d’être en elle, de la posséder…Pour l’instant il doit patienter mais bientôt…Oh, oui, bientôt…
*
Le poing de Buzz percuta la mâchoire de son adversaire avec une force telle que ce dernier s’écroula au sol . Sans hésiter, il se jeta sur lui et le martela de coups violents qui eurent pour effet de réduire son visage en une bouillie sanguinolente et repoussante . Haletant, Buzz se releva difficilement, une main sur son flanc qu’une vilaine blessure venait d’entailler, libérant un liquide brun qui inonda sa vieille chemise à carreaux au moins aussi sale que ses cheveux . Lorsqu’il embrassa la ruelle du regard, il vit arriver vers lui cinq types louches avec des battes de base-ball et des lames de rasoir . « Eh merde . » pensa-t-il en grimaçant . Voilà ce qui se passait lorsqu’on enfreignait les lois des clans qui se partageaient le petit royaume de Roxbury la nuit . Buzz avait seulement souhaité fouiller quelques poubelles pour avoir quelque chose à se mettre sous la dent, au risque de froisser les SDF de la ruelle dans laquelle il s’était aventuré . Et ce qui devait arriver arriva, ils lui étaient tombé dessus, d’abord trois gars armés de couteaux qu’il avait réussit à neutraliser, puis les cinq qui se dirigeaient à présent vers lui, l’air franchement belliqueux . Face à ce genre de types, il n’avait aucune chance et ses vaines prières n’y changeraient rien . Si Dieu aurait voulu le sauver, il serait à l’heure qu’il est dans un lit bien chaud, le ventre plein . Au lieu de cela, il se retrouvait face à cinq loubards prêt à l’éventrer . Que pouvait-il faire, blessé et à bout de souffle ? Il ramassa inutilement un tesson de bouteille, arme au combien dérisoire, puis fit face à ses agresseurs qui commençaient à l’entourer, un sourire sinistre se dessinant sur leur visage ingrat et barbu . Celui qui semblait être le chef de la bande, un homme mûr vêtu d’un vieux pull des Boston Red Sox, sortit du rang et dit à l’adresse de Buzz d’une voix cassée par les cigarettes et les drogues :
-On aime pas les intrus, ici, tu devrais le savoir . On va t’apprendre les bonnes manières .
-Écoutez, les gars… Je… On peu s’arranger…
-T’as du fric ?
-Un… Un peu… Répondit Buzz, affaibli par sa blessure .
-Combien ? Demanda le chef, intéressé .
-Cinq… Cinquante dollars .
-C’est tout ? Se moqua son interlocuteur avec un sourire mauvais . Autant se servir directement sur ta dépouille . En plus, t’as tabassé mes gars… Hum… Tu vas crever sale fils de pute !
Sur ces mots, l’homme se rua sur lui en levant sa batte de base-ball maculée de tâches brunes, souvenir des combats qu’elle avait connue dans le passé . Buzz, ignorant la souffrance qui paralysait ses côtes, fonça, tête baissée, contre son assaillant qu’il percuta de plein fouet . Déstabilisés, les deux combattants chutèrent ensemble et s’écroulèrent dans la boue avec fracas . Buzz, encore sonné par le choc, releva la tête pour voir la marre boueuse dans laquelle il s’était vautrer se teinter de sang, le sang qui s’échappait du crâne de son ennemi, gisant près de lui, la tête fracassée contre une dalle de béton . Buzz soupira bien qu’il savait qu’il n’était pas pour autant tiré d’affaire, d’autant plus que la meute ne semblait guère se soucier du décès de son maître et se préparait à venir l’achever . A bout de force et tiraillé par la souffrance qui enflammait ses membres, Buzz était près d’abandonner la partie et de se laisser mourir sous les coups des brutes qui le menaçaient .
A quoi bon vivre une existence ponctuée par le chagrin et la désolation, une vie d’animal traqué fouillant dans les détritus pour pouvoir se nourrir et survivre dans cet enfer ? Il n’avait qu’à fermer les yeux pour que le cauchemar cesse une bonne fois pour toute et pour qu’il puisse fuir cette folie sans repos ni trêves, vers le paradis de ses rêves . Oui, fermer les yeux et oublier, ne penser à rien, se laisser aller, suivre l’illusion lointaine d’un monde meilleur où il retrouverait sa femme et son fils et où ils vivraient heureux jusqu’à la fin des temps . « Si seulement tout cela était possible » se dit-il avec amertume tandis qu’il sentait sa poitrine se gonfler douloureusement . Une larme coula sur sa joue sale en pensant à sa famille qu’il avait abandonné deux ans plus tôt et qu’il ne reverrait jamais . Tandis qu’il se remémorait son passé, des souvenirs d’un ancien bonheur perdu, Buzz entendit un bruit sourd derrière lui . Le massacre allait commencer . En fermant les yeux, il attendit la grêle de coups qu’il recevrait sans broncher mais étonnement, elle ne vint pas . Surpris, Buzz ouvrit un œil, puis l’autre avant de se retourner aussi vite que le lui permettait sa meurtrissure .
Il découvrit alors les cadavres contusionnés de ses agresseurs, baignant dans leur propre sang, et l’exécuteur qui se tenait face à lui, rayonnant . Il était grand, très grand même, et sa barbe brune et ses cheveux longs lui donnaient l’allure mystique d’un ange ou d’un prophète . Entouré d’une sorte d’aura blanche, le bonhomme ressemblait à une apparition divine et Buzz se demanda si le Christ était réapparu sur Terre dans cette ruelle poisseuse de Boston . Il cligna plusieurs fois des yeux pour dissiper le mirage mais celui-ci semblait être bien réel, un peut plus réel . Lorsque l’être aux allures indéchiffrables sembla le remarquer, il s’avança vers lui d’un pas serein, le sourire aux lèvres, et s’agenouilla à sa hauteur en lui tendant une main ferme et secourable . Buzz la saisit sans une once d’hésitation et l’inconnu le releva sans aucune difficulté . Le contemplant en clignant des yeux, Buzz ressentait pour la première fois de son existence de clochard un bonheur incommensurable et une reconnaissance sans bornes envers cet inconnu céleste qui posait sur lui des yeux bienveillants . Perdu dans sa contemplation crédule, Buzz en oubliait sa blessure qui se faisait de moins en moins douloureuse, comme si la présence de l’étrange personnage suffisait à le guérir . Ce dernier ouvrit alors la bouche et dit à son nouvel apôtre d’une voix calme et douce, aux consonances surnaturelles :
-Tu n’as plus rien à craindre, Buzz . Tu es en sécurité à présent, tâches de profiter de l’existence que je t’ai offerte pour prêcher la parole sacrée qui franchira le seuil de mes lèvres . Es-tu prêt à recevoir la bénédiction divine que je t’accorde, mon frère ?
Cette fois-ci, il n’y avait plus aucun doute, c’était Dieu ou Jésus qui lui faisait face . Buzz bredouilla, le cœur battant la chamade :
-Ou… Oui, mon maître . Je suis prêt à te servir quoi qu’il m’en coûte et te suis fidèle à jamais .
*
L’inspecteur Patrick Dugan se frotta l’arrière crâne en observant la scène du crime qui se dévoilait devant lui . Huit clochards tapissaient de leurs tripes les murs et le sol de cette sombre ruelle d’un quartier pauvre de Boston, à l’abandon, laissé en pâture aux gangs et aux tueurs . Les bastons entre groupes rivaux étaient fréquentes dans ces coins louches et paumés de la ville mais là, c’était différent et au combien plus sordide . Celui qui avait fait ça n’y avait pas été de main morte et n’était pas à son premier coup d’essai dans le coin . En effet, le même tueur -et Patrick en était sûr- avait fait d’autres victimes dans le quartier et les meurtres sauvages de membres de la pègre locale se succédaient nuit après nuit . Dans toutes ces affaires, on constatait l’absence totale de traces de la part du meurtrier, pas même une emprunte, rien . De plus, ce dernier laissait une signature des plus étranges, une marque de fabrique qui permettait de classer ce fou furieux dans la catégorie des psychopathes qui sortaient de l’ordinaire . Bien que Patrick tenta de se prouver le contraire, les preuves des médecins légistes étaient irréfutables, ne permettant aucune contestation : les victimes du bourreau de Roxbury avaient littéralement explosé de l’intérieur et les analyses des cadavres montraient que leurs organes avaient volé en éclat au moment même où ils avaient été tuées . Une enquête sans témoin, sans preuve et trempant dans le surnaturel équivalait pour un inspecteur comme Dugan à des jours et des nuits de travail pour un résultat plus qu’incertain . L’unique indice dont il disposait, aussi loufoque et improbable soit-il, était la rumeur qui circulait parmi les SDF du quartier, cette rumeur qui identifiait le sombre serial killer comme étant une sorte de Messie, la réincarnation de Jésus ou ce genre de conneries bibliques . « Génial comme base d’une enquête criminelle » pensa Patrick en poussant un soupir .
-Ca va, Pat ? Demanda une voix derrière lui qui le fit se retourner .
Une jeune fille blonde en survêtement noir l’observait avec un sourire malicieux, une étrange canne en bronze dans les mains . Patrick soupira une seconde fois pour marquer son agacement et sa désapprobation . Depuis qu’elle avait acquis ce foutu bâton, Courtney s’était engagée sur la voix de la justice et tentait de le convaincre de participer à ses enquêtes épineuses comme celle-ci, sans doute la raison pour laquelle elle était ici . Bon sang, que dirait le père de la gamine s’il était encore vivant ?
-Courtney, lâcha-t-il, Courtney . Je t’ai déjà dit cent fois que je voulais que tu me fiches la paix lorsque je travaille . J’ai une enquête difficile à mener et…
-Justement, c’est pour ça que je suis là, Pat .
-Bon Dieu ! Gronda-t-il . Je suis ton tuteur et tu vas m’obéir ! Tu sais bien que ce travail est dangereux et je ne veux pas que tu y sois mêlée !
-Mais ce bâton me permet de faire des choses incroyables ! S’exclama-t-elle .
-Chut ! Murmura Pat en observant les alentours pour voir si personne n’écoutait . Cette histoire de bâton, dit-il un ton en dessous, c’est de la connerie, tu le sais aussi bien que moi . Ce bout de cuivre n’a aucune valeur .
-Bien sûr que si ! Dit-elle à voix basse . Je ne sais pas d’où il vient mais il a des pouvoirs incroyables, j’en suis sûr . Je te rappelle que j’ai failli détruire mon appartement avec, tu étais là !
-Arrêtes tes bêtises, je suis ton père et tu dois m’obéir !
-Tu n’es pas mon père et je suis majeure !
Décidément, toute discussion avec Courtney était stérile mais ce n’était pas pour ça que Patrick abandonnerait la partie . Il n’était pas prêt à risquer la vie de sa fille adoptive pour son boulot, même s’il était dans une impasse . Certes, elle était majeure, mais il était toujours responsable d’elle et il avait promis à son père de veiller sur elle coûte que coûte . Il se devait de respecter son serment, ils avaient tout deux fait la guerre du golfe et en tant que frères d’armes, ils s’étaient promis l’un l’autre de veiller respectivement sur les proches qu’ils laisseraient s’il arrivait malheur à l’un des deux . Hélas, ce fut le cas et lorsque Pat était revenu au pays, il avait recueilli la jeune fille, âgée de cinq ans à l’époque . Comme toute gosse qui perdait un de ses parents, Courtney avait parcourut un long chemin difficile et semé d’embûches qui avait conduit à l’acceptation de la mort et de la nouvelle figure paternelle . Pat avait toujours essayé d’être auprès d’elle, la considérant comme sa propre fille et la chérissant comme telle, la soutenant dans les épreuves qu’ils traversaient ensemble, notamment la rencontre entre la jeune fille et sa mère, Lily Whitmore, une ancienne actrice qui avait sombré depuis dans l’alcool et la drogue à Los Angeles . La déception fut terrible pour Courtney mais son père adoptif était là et elle était assurée d’avoir une épaule sur laquelle pleurer . Les aléas de la vie avaient construit un lien père-fille qui n’avait eut de cesse de s’endurcir jusqu’au jour où ce fichu bout de métal était tombé entre les mains de Courtney, il y avait deux mois . A l’époque, elle venait d’emménager dans un petit appartement en ville pour rompre un peu avec lui, gagner en indépendance et en maturité, ce que Pat comprenait parfaitement . Tout allez donc parfaitement bien dans le meilleur des mondes jusqu’à ce qu’elle trouve le bâton de cuivre, et alors, tout c’était précipité, dans le mauvais sens du terme . Prise d’un soudain élan de justice et motivée par les pseudo-pouvoirs de sa canne, Courtney avait commencé à sécher les cours à l’université pour errer dans les rues accompagnée de son nouveau jouet magique pour pourchasser dealers et voyous . Lorsqu’il avait appris ça de la bouche de son supérieur, Patrick était entré dans une colère noire et s’était violemment disputé avec Courtney . Depuis lors, un froid s’était établi dans leur relation, ce qui ne plaisait guère à l’inspecteur qui, en plus de sa profession, devait supporter les délires héroïques de sa fille adoptive . Mais s’il n’était pas ferme et clair, Dieu seul sait ce qui pourrait arriver et il ne le souhaitait pour rien au monde .
Tentant d’ignorer Courtney, Patrick fit balader ses yeux une nouvelle fois sur la scène du crime en réfléchissant à un moyen de faire parler ces murs ensanglantés, quelque chose qui trahirait le gars qui avait fait ça, un rien qui ferait taire une bonne fois pour toute cette rumeur à la con d’un Christ ressuscité . Dans ce monde pourri où un président préfère aller faire une guerre au Moyen-Orient plutôt qu’assurer la sécurité de ses concitoyens, comment peut-on croire en l’existence d’un grand con barbu qui veillerait sur cette humanité agonisante ? Patrick n’avait jamais cru au surnaturel et ce n’était pas aujourd’hui que ça changerait, malgré l’existence incontestable des mutants . Ce dernier cas s’expliquait par la science, au moins . Oui, ce devait être un mutant qui avait commis ces meurtres, le tout serait de connaître ses capacités pour pouvoir le neutraliser .
-Tu devrais écouter ces gens, fit la voix mélodieuse de Courtney .
-Tu est encore là ? Questionna Patrick sans se retourner .
-Il y a un type, un clochard qui s’appelle Buzz, je crois . Il dit qu’il a vu celui qui a fait ça .
-Tu interroges mes témoins maintenant ? Tonna l’inspecteur en se retournant violemment .
-Tu devrais l’écouter, c’est un conseil . Il semble dire la vérité .
-Et comment sais-tu cela, ton bâton te permet de lire dans les pensées ?
-Arrêtes de te moquer de moi . Tu connais tout comme moi les pouvoirs du bâton et tu auras beau dire ce que tu voudras, je l’utiliserais comme bon me semble .
-Et bien vas-y, ironisa Pat . Fais ce qui te sembles bon de faire mais je te préviens, si tu t’en mords les doigts, ne viens pas quémander auprès de moi .
-Très bien, je m’en vais, tu seras débarrassée de moi comme ça .
-Courtney je…
Mais c’était déjà trop tard, la jeune fille avait rejoins sa moto, garée à côté des voitures de police, qui démarra en trombes et s’évanouit dans la nuit noire . Patrick secoua la tête en jurant . « Plus entêtée que son père » pensa-t-il avant de reporter son attention sur le dit témoin qui observait le ciel la bouche grande ouverte . Il allait encore devoir interroger les barjots . A force, il avait l’habitude .