Urban Comics
  Wildstorm #2
 

Histoire : Zauriel
Date de parution : Mars 2007

Francis allait être en retard. Il détestait être en retard. Son manteau plié sur le bras, sa main accrochée fermement à sa serviette, il courrait dans les rues de la Nouvelle Orléans comme un fou. Il sentait son cœur battre dans sa poitrine. Il crut qu’il allait exploser. Il arriva à l’entrée de son bureau. Il posa sa mallette et son manteau dessus, et se posa quelques minutes, les mains sur les genoux, la tête penchée vers le bas, expirant bruyamment. Il regarda sa montre, reprit son manteau et sa mallette, et se remit à courir. Il grimpa les escaliers comme si le diable était à ses trousses. Il arriva devant la porte d’une grande salle de réunion. Il se haussa sur la pointe des pieds et aperçut Mark qui discourrait sur l’état de l’entreprise. Mark se déplaçait devant la grande table en U et faisait bouger une petite baguette pour désigner les schémas qui illustraient son propos. Il rentra doucement dans la pièce et vint s’asseoir à sa place. Personne ne se tourna vers lui. Il soupira de soulagement. L’obscurité qui régnait dans la pièce, à l’exception de la longue traînée blanche que laissait derrière lui le rétroprojecteur, l’avait couvert. Il entendit quelqu’un étouffer un petit rire à côté de lui.
« Francis, tu devrais voir ta tête. »
Il sortit son mouchoir de sa poche et essuya son visage rapidement. Puis il se tourna vers Hilda et lui adressa un sourire reconnaissant. On éteignit le rétroprojecteur et on ralluma les lumières. Mark remerciait son assemblée quand il vit Francis, assis sur sa chaise, l’air de rien.
« Bonjour, Francis. Comment as-tu trouvé ma démonstration ? »
Sans se démonter, Francis afficha un sourire ravi.
« Bonne. Très bonne, mon cher. »
Mark haussa les sourcils et lança la baguette sur la table avec colère.
« Alors comment tu justifies le fait qu’on soit en déficit de près de d’un demi milliard de dollars, monsieur le bienheureux ? »
Boulette
« Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, excuse moi. Ton exposé était très bien réalisé. »
Mark éclata de rire en croisant les bras sur sa poitrine, comme s’il allait s’étouffer.
« Mais comment peux tu dire des conneries pareilles, Francis ? Tu n’es là que depuis deux minutes. »
Francis bafouilla de vagues excuses. Il palissait à vue d’œil. Mark regarda ses autres collaborateurs.
« Dehors, fit-il d’une voix froide. »
Ils sortirent sans protester. En quittant la pièce, Hilda adressa à Francis un triste sourire d’encouragement. Mark était assis sur la table en U juste à côté de Francis. Il passa la main sur ses yeux, et sans l’enlever, demanda.
« Ca fait combien de temps que tu es là, Francis ?
- Deux ans, Mark.
- Oui, déjà deux ans, c’est dingue comme ça passe vite. Est-ce que tu peux m’expliquer ce qu’il t’arrive, s’il te plait ?
- Je ne peux pas te le dire
- Merde, Francis, je ne te le demande pas en tant que supérieur, mais en tant qu’ami. Ca fait une semaine que t’arrives avec une heure de retard au boulot, complètement crevé, avec des cernes d’épagneul. Vanessa ne veut plus te laisser voir les gosses, c’est ça ? »
Francis secoua la tête.
« Non, ce n’est pas Vanessa.
- C’est quoi, alors ? demanda Mark en décroisant les bras. Je ne vais pas te virer, Francis. Premièrement parce que je n’en ai pas envie, deuxièmement parce je n’en ai pas le pouvoir. Mais ce que tu viens de lancer comme conneries à nos charmants collègues remplis de bonnes intentions va peut être changer la donne auprès de la présidence. »
Francis soupira. Ses cinquante cinq ans commençaient à lui peser sur les épaules. Il avait toujours été distant, vis-à-vis de sa famille, vis-à-vis de ses amis. Et de son gosse, le petit Francis Herlad Jr, qui avait à peine sept ans. Sa femme, Vanessa, n’avait pas supporté sa froideur et son indifférence, auxquelles il ne pouvait rien. Un soir, alors qu’il rentrait du bureau, Francis avait trouvé sur la porte un mot, rempli de tristesse, de colère et d’incompréhension. Francis avait vidé plusieurs bouteilles tout seul, cette nuit là, écumant les bas fonds qui se teintaient de whisky au fur et à mesure que les heures défilaient. Il s’était réveillé en pleine rue, tenant le goulot d’une bouteille vide, assis près d’un tas d’ordures. Il avait vomi longuement avant de rentrer chez lui. Il avait appelé Mark. Il n’avait pas reconnu la voix qui sortait de sa gorge. Elle était râpeuse. Il lui avait dit ce qu’il s’était passé, et Mark lui avait recommandé de rester chez lui.
Mark claqua des doigts.
« Eh, t’es parti où ? »
Francis cligna plusieurs fois des yeux. Il l’admettait pour la première fois. Vanessa lui manquait.
« Ca va.
- Alors, tu vas peut être me dire ce qu’il se passe, non ?
- Je… Tu m’en voudras, si je te le dis. »

Mark se releva de la table, les yeux ébahis, les lèvres tremblantes. Il pointa vers son ami plus âgé de dix ans un doigt accusateur et hésitant.
« Tu n’es pas retombé, quand même ? »
Francis ne répondit pas. La pensée qui lui était venue à l’esprit était Johnny Walker qui lui demandait de venir avec lui au bal. Il sentit sa gorge se contracter. Il était dix heures du matin, et il aurait vendu son âme au diable pour un verre.
« Merde, Francis. Pourquoi t’as fait ça ? »
Johnny Walker, le personnage ombré, se faisait de plus en plus insistant. Il tendait sa canne vers Francis et parlait. Ce qui était totalement stupide, puisque l’effigie de la marque de whisky n’avait pas de bouche.
Allez, Francis. Laisse toi aller. T’en as envie, bonhomme. Et c’est tout ce dont tu as besoin. Grâce à moi, tu pourras oublier toutes tes petites misères et Aie ! »
Mark avait giflé Francis. Celui-ci le regarda d’un air totalement hébété.
« T’arrêtes tes conneries cinq minutes, Francis. J’aimerais que tu me dises pourquoi t’as fait de nouveau ami ami avec cette saloperie.
- Je ne me drogue pas non plus, fit Francis avec un sourire triste.
- Vu ton état, c’est du pareil au même.
- Je fais des rêves. Je tue des gens, et j’y prends plaisir. Mais je sais que ce n’est pas moi. J’essaie de m’arrêter mais je ne suis… qu’au second plan. Le mec, l’autre partie de moi, il me dit… Il me dit que je suis faible. Il me dit que je ferais mieux de le laisser faire. Et il tue des gens. Il… Il a des flashs qui lui sortent des mains.
- Des flashs ?
- Oui. Des éclairs qui brûlent les gens, qui les décapitent. »
Mark était allé fermer la porte de la salle. Il ne voulait pas que tout le monde puisse entendre les délires obsessionnels de son ami. Il revint. Francis pleurait doucement.
« Francis, tu vas rentrer chez toi. Je vais rappeler celui qui te suivait, chez les A.A. comment il s’appelle, déjà ?
- Eric, répondit Francis en essuyant ses larmes.
- Eric, c’est ça. Tu n’as plus rien à boire, chez toi ?
- Je crois pas.
- Je te fais confiance sur ce coup là. Je vais passer ce soir. Si jamais je ne vois qu’une seule canette de bière, je te tuerai. Tu m’as bien compris ?
- T’oserais pas.
- Tu paries ? »
Non. Francis ne voulait pas parier là-dessus avec Mark. Il lui était trop redevable. C’est lui qui l’avait remis sur les rails après le départ de Vanessa et du petit. Il savait très bien que Mark lui remonterait les bretelles si jamais il retrouverait de l’alcool chez lui.
« Allez, tire toi, vieux con. »
Francis eut le besoin de le serrer dans ses bras. Mark fut surpris, amusé, et tapa plusieurs fois dans le dos de son ami
Francis passa son manteau, reprit sa mallette, et sortit de l’immeuble de bureaux. Il resta plusieurs dizaines de minutes à attendre un taxi, la main en l’air, essayant de capter le regard des conducteurs. Au bout d’un moment, il baissa le bras. Il serait plus vite rentré à pied. Il marcha quelques mètres sur le trottoir quand on klaxonna. Il se retourna. Un taxi jaune et noir derrière lui attendait. La conductrice, puisqu’il s’agissait d’une femme, lui faisait signe de venir. Francis crut voir dans la voiture une réplique de Johnny Walker, à l’arrière. Il secoua la tête. La femme dut prendre ça pour un refus. Elle passa la tête par la fenêtre de sa portière et l’interpella.
« Eh, vous montez, oui ou non ? »
Francis, qui ne voulait pas se faire un peu plus remarqué, se précipita vers la voiture et ouvrit la portière arrière droite. Il balança sa serviette sur la banquette et s’y écroula. La conductrice, une rousse aux yeux marrons, se tourna vers lui, le regard brillant d’une inquiétude qui ne semblait pas feinte.
« Vous allez bien ? »
Francis répondit par un geste négligent de la main.
« Jackson Square, s’il vous plait. »
La conductrice haussa les épaules. Elle se mit au volant, appuya sur le compteur.
« Jackson Square, c’est parti. »
Durant le trajet, Francis semblait qu’il reprenait petit à petit du poil de la bête. Il se sentait mieux. Peut être était-ce la voix de la conductrice qui chantait avec la radio.
« Vous allez mieux ?
- Nettement, oui. Merci. Vous êtes de New York ? »
Elle rit d’un rire cristallin. Dans un geste de coquetterie, elle tripota un instant ses boucles d’oreilles.
« Oui, exactement. C’est à cause de mon accent.
-Oui, je le reconnaîtrais d’entre mille.
- Vous êtes du coin, vous ?
- Je suis parvenu à un âge où ce genre de questions est assez indiscret, mademoiselle. J’ai beaucoup roulé ma bosse. Michigan, Illinois. Et puis il y a eu le Vietnam.
- Dans ce cas, vous êtes plus âge que vous ne le paraissez, monsieur.
-Merci, mais quel âge me donnez vous ?
- Cinquante cinq, cinquante six ?
- Je vais souffler mes cinquante six bougies dans trois mois, mademoiselle. Enfin, si je suis encore là, bien sûr.
- Mais vous deviez être très jeune, là bas.
- J’avais dix huit ans quand j’y suis arrivé. Je suis reparti qu’en 1975, après avoir parcouru un peu la Thaïlande.
- Vous avez dû grandir vite.
- Y’a un peu de ça. »
Il se tut un moment. Francis avait vu la mort, plusieurs fois. Il avait vu des potes à lui se faire descendre en pleine vallée par des ombres jaunes planquées dans les arbres. Il avait vu la paranoïa se graver sur les visages des survivants, qui pissaient littéralement dans leur froc dès qu’ils voyaient une branche bouger. Alors que tout le monde voulait se tirer de cet endroit, Francis était resté. Il avait parcouru un peu le coin, et quand il était rentré, plus tard, il n’avait pas subi ce qu’avaient subi ses anciens compagnons. Alors que la plupart d’entre eux s’étaient battus avec des convictions, des valeurs, qu’ils avaient cru communes. Qu’ils avaient cru défendre. Manque de pot, c’était loin d’être le cas. Alors que Nixon s’enfonçait, hurlant « allez les gars, du nerf. Vive l’Amérique, on aura les niakoués», les hippies étaient apparus, et condamnaient aussi bien le gouvernement que les soldats qui se retrouvaient à l’autre bout du monde, et qui se sont demandés ce qui se passait quand, ‘en débarquant de l’avion, on les a injuriés comme s’ils étaient des ennemis.
« Vous serviez sous qui ?
- Un trouduc du nom de Stanley Diggs. Un gars monté en grade parce qu’il avait eu le bon sens de se planquer pendant une attaque. Il n’a pas hésité à sacrifier une dizaine de nos hommes pour pouvoir faire sortir de son trou un gradé vietnamien. »
Le taxi s’était arrêté sur Jackson Park. Il n’y avait personne dans la rue. Bizarrement, Francis ne voulait pas sortir du taxi. Il aurait bien voulu causer encore un peu plus à cette demoiselle. Le fait de lui proposer de boire un café avec lui serait-il de trop ? Elle lui avait parlé avec sincérité, plus que n’importe quel chauffeur de taxi. Il prit sa mallette sur ses genoux, et s’apprêtait à ouvrir la bouche quand la conductrice se retourna. Son poing luisait d’une étrange aura rougeâtre.
« Monsieur Slayton, vous allez calmement sortir de la voiture.
- Vous vous trompez de personne, mademoiselle. Je m’appelle Francis. Francis Herlad, et je ne connais pas de Slayton.
- Logique, oui. A cause de la puce. Sortez, monsieur Sla… Herlad. »
Francis sortit de la voiture, les mains sur la tête. Elle braquait sur lui un flingue de la longueur d’un pied de table.
« Arrêtez ça tout de suite, Francis. Je n’ai pas envie de me faire remarquer. »
Pas de la police, donc.
« C’est ma femme, qui vous paie pour me faire peur ?
- Je ne connais pas votre femme, Francis. C’est légèrement plus compliqué.
- Pourquoi m’avoir fait sortir de voiture ? Vous auriez très bien pu me tuer à l’intérieur.
- On va vite fait aller chez vous récupérer deux, trois papiers, Francis. Ensuite, vous allez me suivre. On va retrouver un vieil ami à vous, Miles Craven. »
Le nom se répercuta dans la mémoire de Francis, comme un écho dans une grotte. Craven. Le docteur Miles Craven. Francis se retourna vivement et lança son attaché case dans la tête de la demoiselle. Il se mit à courir. Derrière lui, la demoiselle avait repris son taxi en main, et le pourchassait. Francis sentait son cœur battre dans sa poitrine. Il n’allait pas tenir longtemps. L’image de Johnny Walker revint.
Ah, si tu avais bu un petit peu de potion magique.
Raaah. La ferme.

Il rentra dans sa maison, et ferma la porte derrière lui à double clef. Il monta à l’étage couvrir toutes les fenêtres, au cas où cette cinglée voulait les casser pour pénétrer dans la maison. Elle avait prononcé deux noms. Slayton, celui pour qui elle devait le prendre. Et Craven. Ce nom avait donné à Francis la chair de poule. Il était dans le salon, son arme, un revolver magnum 357 dans la main droite. Dans les réunions des A.A, on déconseillait vivement la proximité d’armes à feu. Qu’ils aillent se faire foutre. La porte de la maison sortit de ses gonds, comme si quelqu’un avait donné une simple pichenette assez forte pour l’envoyer contre le minibar, vide malheureusement, qui se trouvait de l’autre côté de la pièce.
« On n’arrête de jouer, Francis. Je n’aurais jamais dû vous faire sortir de ce foutu taxi, j’ai été trop gentille. Sortez de là, je ne vous ferai pas de mal. »
Mais comment avait-elle fait ça ? Ca ne pouvait pas être son flingue. C’était… sa main. Sa main recouverte de l’étrange aura rouge qu’il avait remarqué tout à l’heure.
Francis sortit de sa cachette, tirant à trois reprises, en hurlant. La femme fit fondre les balles en vol.
« Ce n’est pas la peine, Francis. Vous ne faîtes pas le poids, contre moi. »
Elle envoya une décharge qui le projeta quelques mètres plus loin. Francis fut heureux, pour la première fois de sa vie, de savoir Vanessa loin d’ici.
La femme marchait à présent dans le salon. Francis s’était faufilé derrière un fauteuil.
« Cela ne sert à rien de vous cacher. Je repère la chaleur que votre corps dégage et… »
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Un fouet d’énergie vint s’abattre sur son épaule, la clouant au sol. Francis se relevait. Mais ce n’était plus Francis.
« Les agents de Stormwatch sont toujours aussi chiants ? »
Marc Slayton était de nouveau au devant de la scène. Lauren regarda avec effroi celui qui se faisait appeler Backlash. De ses poings sortaient de grands fouets d’énergie violets. Et il semblait de vingt ans plus jeunes qu’il y avait quelques minutes.
« On passe aux choses sérieuses ? »

 
 
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