Auteur : Ben Wawe
Date de parution : Février 2005
C’était l’aube à Hell’s Kitchen, et ce quartier dangereux mais incontournable à plus d’un titre de New York se réveillait lentement au bruit du passage des camions poubelles qui faisaient figures de réveil matin pour bien des habitants du quartier. Alors que l’astre de feu se levait lentement de son lit d’eau, comme disaient les poètes de la ville, quelques rares passants arpentaient le bitume. Parmi eux se trouvait un jeune aveugle, Matt Murdock.
Le jeune aveugle déambulait tranquillement dans la ville et sur le trottoir. Il s’était habitué à marcher chaque matin dès le lever du soleil, et il en éprouvait un certain plaisir. Il trouvait une certaine ironie à la situation : alors que la majorité des voyants n’observaient jamais ce superbe moment qu’est l’aube par faute de temps ou d’envie, et lui un jeune aveugle avait la possibilité de voir cela, mais il ne le pouvait. Alors qu’il trouvait cela marrant en apparence, au fond de lui cela faisait mal à Matt : même si la blessure physique de son handicap était fermée, la blessure morale et psychologique qu’on lui infligea ce soir maudit n’était pas prête de se refermer. Si il avait pardonné, il n’avait pas oublié.
Matt se laissait aller ce beau matin, laissant ses sens vagabonder dans la rue encore dormante. Grâce à son accident, ses quatre derniers sens s’étaient accrus, et il pouvait ainsi se déplacer comme quelqu’un de voyant. Presque mieux. Son ouïe et son odorat accrus faisaient de lui quelqu’un de presque impossible à surprendre, et il avait acquis une sorte de « sens radar » qui lui permettait de plus ou moins voir aux alentours. Avec tout ceci, il n’avait plus besoin de sa canne, mais il devait faire comme si il était un aveugle normal. Un jeune non-voyant qui se déplacerait sans la légendaire canne blanche ferait trop suspect.
Alors qu’il tournait à un carrefour, le jeune homme sentit l’odeur familière d’un croissant sortit du four, puis vinrent des dizaines d’autres odeurs : le feu qui brûlait dans le four, le pain qui se chauffait lentement, la fumée qui se dégageait de la vieille cheminée en briques, la peau du boulanger enduite de farine fraîche, le café encore chaud qui venait d’être servit aux quelques insomniaques qui étaient déjà debout, la cigarette qui pendait au nez de la serveuse. A cela s’ajoutait tous les bruits que Matt entendait : le craquement du bois qui brûle dans l’âtre, le pain qu’on rentre et sort du four, les couverts qui tapent l’assiette, le gloussement quand on boit un café trop chaud, la cendre qui tombe dans le cendrier. Tous ces petits bruits qu’on entend vaguement étaient pour le jeune homme aussi fort que le bourdonnement d’une abeille qui vole autour de vous.
Matt arriva finalement à la boulangerie Herbert, cette vieille famille juive qui habitait le quartier bien avant que la famille du jeune homme n’y arrive. La famille Herbert avait toujours été gentille avec les Murdock, Hans et Martha s’occupant souvent de Matt quand il était enfant, car ils n’avaient jamais pu avoir d’enfants. L’adolescent ne s’était jamais demandé pourquoi, mais maintenant il se demandait souvent quand il entendait la douce voix de la vieille madame Herbert si elle n’avait pas été victime d’horreurs dans les camps nazis, Matt sachant qu’elle avait été à Auschwitz avant d’arriver aux Etats-Unis.
Quand la vieille dame vit l’adolescent arriver le long du trottoir sale et jonché de crottes de chiens et de vieux journaux, elle ne pu s’empêcher de sourire. Même si Matt avait vécu des choses difficiles ces derniers temps, même si sa vie avait basculée dans l’horreur et que d’autres que lui auraient abandonné, lui ne l’avait pas fait. Il était robuste, plus qu’on ne le pensait. Et Martha Herbert savait qu’il cachait quelque chose, quelque chose qui le faisait tenir. Ce que c’était, elle ne le savait pas, et elle ne voulait pas le connaître. Il avait un secret qui lui permettait de survivre à sa vie et à ce quartier de dingue, et elle ne voulait pas le casser en le découvrant.
« Bonjour madame Herbert !
- Bonjour Matt. Je ne comprendrais jamais pour savoir comment tu fais pour savoir que je suis présente.
- Bah, j’ai mes petits secrets, madame…
- Comment vas-tu ce matin ?
- Comme tous les matins : un peu fatigué mais ça va. Et vous ?
- Vivement la retraite. Allons, entre, ton petit-déjeuner est servit ! »
La vieille femme sourit et prit le bras droit de Matt pour le faire entrer. Celui-ci plia sa canne et lui rendit son sourire, même sans le voir. Il n’avait pas voulu lui dire qu’il l’avait remarquée à cause de son parfum de jasmin et de rose. C’était la seule personne qui portait cette odeur dans le quartier, donc il était facile pour lui de savoir qui c’était. Et en plus, cela faisait des années qu’elle l’attendait au moins un matin par semaine pour le petit-déjeuner.
« Alors, tu veux quoi ce matin ?
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Je t’ai fais tout ce que tu aimes : beignets, fallafels, croissants, café.
- Je prendrais bien un fallafel et un café, madame Herbert.
- Assieds-toi là, mon petit Matt, je t’apporte tout. »
Le jeune homme se laissa guider jusqu’à une chaise en bois ancien mais doux. C’était sa place attitrée, celle qu’il avait toujours eu. Matt se doutait même que la vieille dame protégeait comme une lionne cette chaise et cette table, en refusant l’accès à quelqu’un d’autre que l’adolescent. Celui-ci s’assit et attendit quelques instants, laissant son ouïe et son odorat lui dirent qui était présent et ce qu’il faisait : monsieur Garfunkel fumait sa pipe tout en lisant le Daily Bugle, la petite Rosie buvait son chocolat chaud avec sa maman qui était déjà en retard pour son travail au vu de l’agitation qu’elle faisait. C’était tout. L’établissement avait peu de clients, mais ils étaient fidèles, et l’argent n’avait jamais été l’occupation principale des gérants.
« Et voila, Matt. Deux fallafels et un café avec deux sucres, comme tu les aimes.
- Merci, madame Herbert.
- Mais de rien, mon garçon. »
Matt sourit, et se laissa prendre les mains par la vieille dame pour lui indiquer où se trouvaient les différentes choses qui étaient sur le petit plateau qu’elle venait d’amener. Rien qu’en sentant l’odeur de la nourriture et du café, il aurait pu trouver tout seul, mais cela aurait pu paraître suspect, et il savait que cela faisait plaisir à la madame Herbert de l’aider ainsi.
Environ 15 minutes plus tard, le jeune homme avait terminé son petit déjeuner et sortait en souriant de l’établissement des Herbert, non sans avoir salué la vieille dame et le propriétaire, serrant fortement la main du vieil homme encore alerte. Il aimait bien ces deux vieux, qui avaient toujours été gentils avec lui, qui avaient toujours pris soin de lui. Quand sa mère était morte et que son père avait sombré dans la déchéance, c’étaient eux qui avaient tenté de maintenir à flots Matt.
Le jeune homme marchait maintenant tranquillement dans Hell’s Kitchen, rentrant chez lui, enfin chez Elektra, l’appartement qu’il partageait avec son amie et sa famille. Depuis qu’il était orphelin, il vivait chez eux, sauf durant une année où il avait été entraîné par Stick. Stick. Son maître, son mentor. Il lui avait tout apprit. Comment se battre, comment utiliser à bien ses pouvoirs. Il l’avait même renommé. DareDevil. Son nom commençait à être doucement célèbre dans le quartier.
Ce n’était encore qu’une rumeur qui se faisait vaguement entendre dans le quartier. Quelque chose, d’inhumain, rôdait la nuit et arrêtait tout ceux qui faisaient des actes illégaux ou immoraux. Pas de quoi fouetter un chat encore, ni d’alerter la presse ou les gros bonnets du crime, mais la rumeur existait, et enflait. Et cela faisait sourire Matt.
Le jeune homme était à deux rues de l’appartement des Natchios. Après, il devrait aller chez quelqu’un qu’on lui avait conseillé : Foggy Nelson, un avocat du quartier. Il paraissait qu’il avait un petit boulot pour Matt. C’était le père d’Elektra qui lui avait trouvé cela, suite au vœu du jeune homme de payer sa part dans le loyer et pour la nourriture que lui donnaient ses hôtes. Mais un jeune aveugle n’avait pratiquement aucune chance de trouver un emploi, alors on l’avait aidé.
Alors qu’il ne lui restait plus qu’une rue à passer en arpentant le béton de sa canne blanche, déplaçant les détritus énergiquement en faisant des grands demi-cercles pour se repérer, quelque chose le fit stopper. Il y avait quelque chose d’anormal. Pourtant, l’air était normal, il n’entendait ni ne sentait quelque chose d’anormal. Il y avait toujours des cris, des bruits de voitures, de pas, une odeur de puanteur abjecte. Mais quelque chose, son instinct, une sorte de sixième sens, lui criait de faire attention, qu’il était en danger.
Matt prit sa canne comme une épée, et se prépara au combat comme Stick lui avait apprit. Il poussait à fond ses sens pour chercher le danger, une présence, n’importe quoi ! Mais il n’y avait rien…
Soudain, alors que le jeune homme bougeait la tête pour chercher mieux, il sentit une violente douleur dans le dos, un énorme poids tombant en plein sur sa colonne, le faisant tomber violemment à terre, la tête la première. Sous l’impact avec le sol, sa lèvre se déchira sur le coin droit et son nez fut un peu écrasé, de sorte qu’il saigna abondamment, tandis que son dos le faisait extrêmement souffrir.
Alors qu’il posait ses mains sur le sol pour se relever, le jeune homme reçut un deuxième choc, mais cette fois-ci ce fut aux jambes. Matt reçut comme un énorme poids sur elles, comme si on lâchait une énorme et lourde altère sur chacune de ses parties inférieures. La douleur le fit crier, et il sombra lentement dans l’inconscience, ses sens devenant fous car ils ne trouvaient pas l’agresseur qui leur était commandé par la raison de l’adolescent.