Histoire : P'tit Lu
Date de parution : Novembre 2005
Paris, XIeme arrondissement
Rue Pelec
J’attendais depuis près d’une heure sur le toit de cet immeuble, face à la rue, en costume de Gorille dans la nuit fraîche, quand j’entendis des pas discrets derrière moi.
- Qui… ? ai-je à peine eu le temps de demander en me retournant d’un bond, près à faire face à ce nouvel ennemi.
- Pas de panique, jeune homme, me dit l’homme face à moi.
Incroyable ! 1m90, brun, les cheveux longs attachés en queue de cheval, les yeux marron… sa tenue comprenait à peu près toutes les nuances de vert possible, par son pantalon, ses bottes, sa tunique ou son carquois, et même l’élastique attachant ses cheveux…
L’Archer. Adrien Nerval dans la vie civile.
- Waoh, lâchais-je. Que me vaut cet honneur ? Vous passiez par là ?
- Je suis là pour te voir, Gorille.
J’ai fait une grimace sous mon masque, puis je me suis retourné vers la rue, assis les genoux jusqu’au menton, le regard perdu dans le vague.
- On peut attendre un peu ? Je dois voir quelqu’un, là…
- Que veux-tu attendre ? me demanda le héros préféré des Français.
- Bah vous savez… ça… m’arrêter, et tout… Je suis le principal suspect d’un acte terroriste qui a ravagé un quartier de Paris il y a trois jours, je suppose que vous êtes là pour ça.
Il éclata d’un rire moqueur et étonnant de la part d’un homme qui combat le crime depuis près de dix ans et qui a vu des choses plus horribles que je n’en verrai sans doute jamais.
- Je ne suis pas là pour ça, idiot, me rassura-t-il.
J’ai poussé un soupir de soulagement, et j’ai tourné la tête vers lui.
- Ça me rassure, je n’avais pas très envie de me battre contre vous.
- J’ai envie de discuter un peu avec toi, Gorille.
- Ah ? Bah… asseyez-vous, alors, l’invitai-je.
Il s’installa à côté de moi en tailleur, compagnon d’attente sur ce toit d’où on pouvait admirer le reste de la capitale magistralement illuminée. Il me fixa à travers mon masque de Gorille, son sourire avait disparu.
- J’ai entendu dire que tu avais réglé son compte à un tueur en série. Un criminel un peu… spécial ?
- Spécial ? Quel doux euphémisme… il venait d’une autre dimension et comptait faire un carnage en ville après avoir sacrifié quatre personnes à des types en rouge… Ouais, il était assez spécial, en effet.
- Le Temple, acquiesça-t-il doucement. J’ai appris que tous ses membres étaient morts.
- Vous connaissiez le Temple ?! me suis-je écrié. Vous savez que j’ai passé des jours entiers à le chercher, ce putain de Temple ?! Vous étiez où pendant ce temps-là, vous ?!
Il haussa des épaules.
- J’ai fais arrêter un terroriste madrilène qui allait lancer un attentat dans le métro parisien, tu m’excuseras de ne pas avoir été là pour te donner l’adresse du Temple et vous empêcher de faire sauter un quartier entier.
Du cynisme, génial. Comme si j’avais besoin de ça.
- Mais malgré tout, tu as réussi à neutraliser la Faux, dit-il. C’est très impressionnant de la part d’un débutant.
- Merci… répondis-je vaguement.
Il m’appréciait ou me détestait ? Je n’étais encore vraiment sûr de rien… Notre première rencontre s’était plutôt mal passée, il m’en voulait encore de l’avoir agressé ou non ?
- Jusqu’à récemment, je ne t’aimais pas, Gorille, lâcha-t-il honnêtement. J’avais peur de la réaction du public, je pensais que tu allais gâcher tous les efforts que j’avais accompli depuis huit ans pour que les gens n’aient plus peur des super-héros. J’espérais que tu quittes la scène très rapidement.
Mais il m’insultait ! Ou pas ? Cette conversation commençait déjà à me prendre la tête.
- Tu te souviens peut-être de ce qui est arrivé après l’arrestation de la Cape Noire… Mais j’avais tort, je m’en rends compte. Oui, ton apparition a eu des répercussions, de grandes répercussions, mais pas celles auxquelles je pensais.
J’ai souri cyniquement :
- C’est vrai, le vol de sac à main est vachement moins à la mode dans le XIVeme, maintenant…
Bravo, moi aussi je devenais cynique, ce soir.
- Je ne parle pas de ça. Des héros masqués apparaissent un peu partout en Amérique, surtout sur la côté Est, Eots, le nouveau Spider-Man ou le nouvel Hawkeye pour ne citer qu’eux… mais ça n’a pas eu beaucoup de répercussions ici, pas dans cette ville. « Des gus costumés qui sèment la terreur dans les rues de New York en prétendant faire le bien ? » Grand bien leur fasse, pense le public français, tant que ce genre de chose n’arrive pas ici. Mais qu’un héros déguisé en gorille apparaisse ici à Paris, la ville où les héros costumés ont été banni depuis plus de huit ans, et intervienne dans une opération militaire lors de sa première apparition, mon dieu mais où va-t-on ? Tu es le sujet de toutes les discussions, certaines personnes craignent que tu ne sois qu’un boucher, ou pire : un nouveau Cape Noire, un criminel qui se prétend du côté du Bien. Les autres veulent savoir qui tu es, as-tu une idée du nombre de sites Internet qui te sont consacrés ?
- Euh, je ne sais pas trop, mentis-je alors que j’avais passé la matinée à surfer sur des sites parlant de moi.
- Tu fais grincer des dents, Gorille, tu bouleverses les règles établies. Ça n’a jamais été écris de façon officielle, mais les super-héros – hormis moi – sont interdits dans ce pays et surtout dans cette ville depuis la Cape Noire. Mais surtout… certaines personnes très « spéciales » qui ont dû raccrocher leurs costumes de gré ou de force il y a huit ans réfléchissent maintenant sérieusement à braver l’interdit et à reprendre du service.
- D’anciens héros ? m’étonnais-je. Qui ?
- Panacée a avoué publiquement lors de son passage chez Ardisson hier soir que son costume lui manquait.
- Attendez… Panacée ? Celle avec ses plumes rouges dans les cheveux et le foulard ridicule qu’elle traînait partout avec elle ?
J’ai éclaté de rire. Elle était la risée des cours de récré quand j’étais en primaire.
- Bref, reprit l’Archer d’un air impatient. D’autres y pensent. Tu n’en as pas conscience, mais maintenant que tu as bousculé l’une des règles fondamentales de cette ville, plus rien ne sera comme avant ; tu as lancé la machine et je n’ai aucune idée de l’orientation que ça va prendre. Je ne serais pas étonné que de nouveaux héros fassent leur apparition prochainement alors que l’idée même de se lancer ne leur serait jamais venue à l’esprit avant que tu ne débarques. Et il paraît que le gouvernement va bientôt lancer un sondage sur la popularité des super héros pour, si les super pouvoirs sont bien acceptés par la population, proposer au Sénat un projet d’équipe de sur-hommes de protection du pays. Ce qui ne serait jamais arrivé avant ton apparition…
Il se tut, et j’y ai réfléchi. Quand je pense que tout ce que je voulais, au départ, c’était stopper un scientifique transformé en colosse, et que maintenant j’allais être responsable de l’apparition de super-héros un peu partout dans le pays…
- Je crois que ça me dépasse, lui confiais-je. Sérieux, je suis responsable de tout ça ? En plus, je pensais sérieusement me calmer côté sorties nocturnes, c’est galère côté vie privée, que ce soit au niveau des amis ou au niveau sentimental. Je crois que ma future copine m’en veut à mort parce que je l’ai virée sans explication du stade dans lequel la Faux allait débarquer. Et puis… Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Je me suis aperçu que la seule raison pour laquelle je protège les vieilles dames et les chatons perchés, c’est parce que ça m’éclate. Uniquement parce que ça m’éclate. Je veux dire… tous les super-héros doivent avoir une raison de rendre justice eux même – ou alors ils sont vraiment barjot – que ça soit par vengeance, par devoir…
- Si tu hésites, pense à chaque personne que tu pourras sauver avec ce costume. Tu ne peux pas abandonner, Gorille, répondit-il. N’oublie pas que tu n’es pas le seul dans cette histoire : d’autres te considèrent comme un modèle et si tu abandonnes maintenant, le Gorille n’aura été qu’un pétard mouillé. J’ai envie de voir à nouveau des justiciers parcourir les toits.
- Ouais… grommelais-je sans conviction.
Il voulait que je continue, quelle que soit ma raison de combattre le crime. J’avais sérieusement l’impression qu’il se foutait pas mal de ma vie privée et de mes questions métaphysiques, il ne voyait en moi que le catalyseur qui allait ramener des super-héros à Paris. Il voulait voir fleurir des costumes fluo un peu partout et comptait bien sur moi pour montrer le chemin aux jeunes débutants. J’avais exagéré à l’Archer mon envie d’arrêter – je pense que j’aime cogner sur les brutes, de toute façon – mais je me voyais mal en « messie » des super-héros français ou quelque chose comme ça.
- Je pense que tu as des choses à faire, me dit-il en se levant et en s’éloignant. Je suis content d’avoir pu échanger quelques mots avec toi, Gorille. Et si tu as besoin d’aide un jour… je suis dans l’annuaire.
J’ai souri tandis qu’il disparaissait en sautant de l’immeuble. Même si on ne pouvait pas appeler ça un allié (c’est à peine s’il me considérait comme une personne), il était de mon côté. C’est alors qu’une silhouette féminine et familière apparut au coin de la rue d’un pas rapide, se dirigeant vers la porte de son appartement. Mon cœur s’emballa d’un coup, accompagné d’une crampe d’estomac, et il me fallut toute ma volonté pour me redresser et ôter mon masque de Gorille.
« Allez, Matthieu, m’encourageais-je. Tu t’es battu contre un colosse, un chasseur d’une autre dimension et tu as survécu à la destruction d’un quartier… Ce n’est quand même pas une fille sympa et bien foutue qui va te faire peur. »
* * * * * * *
Emily rejoignit d’un pas fatigué la porte de son immeuble, et tapa sur le digicode avant d’ouvrir la porte. Sa journée avait été harassante (contrôle, contrôles surprises, TP, heures sup’ à la bibliothèque pour rattraper son retard en maths… sa deuxième année de prépa chimie devenait de plus en plus difficile à suivre). Elle allait entrer dans le hall de l’immeuble quand une voix familière l’interpella. La voix d’une personne qu’elle aurait bien voulu voir sous un bus.
Matthieu trottina jusqu’à elle et s’arrêta au pied du perron, essoufflé. Ses vêtements étaient froissés, comme s’ils avaient passé des heures en boule.
- Qu’est-ce que tu fais dans le coin ? lui demanda-t-elle d’un air faussement détaché.
Il allait sortir une de ses répliques de deux kilomètres de long comme il en avait le secret, mais se retint, pour finalement lâcher :
- Excuse-moi.
- T’excuser ? répéta-t-elle en pouffant de rire. De quoi ? De m’avoir clairement fait comprendre l’autre soir au stade que tu ne voulais pas me voir ? Comme si c’était important, franchement…
Emily s’en voulut immédiatement d’avoir dit ça sur un ton aussi dur. Elle se rendit compte qu’elle était peut-être plus blessée qu’elle n’avait voulu s’en persuader.
- Ça l’est, Emily. Tu comptes beaucoup pour moi, tu sais… Et… J’ai pas envie que… merde, fit-il avec un sourire, ça fait trois jours que je rumine ça, et je suis incapable de placer un mot devant l’autre.
Leurs regards se croisèrent, et elle ne put s’empêcher de sourire en voyant le sourire gêné sur les lèvres de ce garçon. Acceptait-elle d’excuser ce garçon de s’être comporté comme un connard ?
- Excuses acceptées, Mat. Dorénavant, j’accepterai de t’adresser la parole.
Il afficha un sourire jusqu’aux oreilles.
- Ça te dirait, un café ? lui demanda-t-il.
- On verra ça un autre soir, tu veux bien ? répondit-elle d’un air fatigué.
Il hocha de la tête, et se pencha vers elle pour l’embrasser tendrement, baiser qu’elle lui rendit. Après quoi il écarta à regret son visage du sien et s’éloigna à reculons.
- Je t’appelle demain.
- T’as plutôt intérêt.
Puis elle rentra chez elle et s’adossa au mur du couloir, laissant à son cœur le temps de calmer sa course folle. Incroyable, elle s’était pourtant crue incapable de se lancer dans une nouvelle relation amoureuse depuis ce qui était arrivé à l’homme qu’elle avait profondément aimé, et voilà qu’elle embrassait ce garçon ! Etait-elle en train de changer ?
Puis, épuisée, elle entra dans son appartement pour se plonger dans une tonne de devoirs en retard.