Histoire : P'tit Lu
Date de parution : Juin 2005
Le procureur général sortit, remonté, du bureau de l’inspecteur El-Hamar du commissariat du 4eme arrondissement de Paris tandis qu’à l’intérieur l’inspecteur exultait : le procureur venait de lui confier la tâche de retrouver et démasquer l’individu qui se faisait connaître sous le nom de « Gorille ». Le proc avait fait comprendre à El-Hamar que cette tâche était de la plus haute importance, le Gorille avait entravé une opération militaire deux semaines plus tôt et les hautes figures des Etats de l’Union européenne commençait à rire ouvertement du gouvernement français qui laissait des personnages masqués se balader sur les toits de la capitale.
« Retrouver cet enculé et le foutre en taule » aurait tout aussi bien pu figurer en tête du dossier officiel que lui avait donné le proc. L’inspecteur Saïd El-Hamar sourit : il avait carte blanche, et il comptait bien faire tout ce qui lui était possible pour mettre ce guignol costumé hors d’état de nuire.
Le lendemain, en fin d’après-midi, l’inspecteur enfonça une punaise rouge sur une carte de la capitale accrochée au mur à l’endroit où un témoin disait avoir aperçu le Gorille la veille au soir, rue Petits Hôtels dans le 10eme arrondissement. Il recula pour avoir une vue d’ensemble de tous les endroits où il avait été vu : 23 punaises rouges recouvraient la quasi-totalité des arrondissements, du premier au dernier, seul les 12eme, 19eme et 20eme arrondissements étaient vides de punaises. Ce type semblait se balader dans tout Paris, il la prenait pour son terrain personnel, comme son aire de jeu, ce qui faisait enrager l’inspecteur.
Le téléphone sonna, c’était le laboratoire. Les enquêteurs de la police scientifique avaient relevé quelques traces de sang sur le lieu d’une bagarre au cours de laquelle le Gorille avait été blessé en sauvant un homme d’une agression ; le labo avait réussi à relever l’ADN du propriétaire grâce au sang, mais la comparaison avec les personnes fichées dans les dossiers de la police n’avait rien donné : cet individu n’avait jamais été arrêté. Une impasse, pour l’instant.
Un de ses hommes entra précipitamment dans son bureau, le sourire aux lèvres : on l’avait repéré. L’inspecteur El-Hamar lui renvoya un regard d’excitation qui le dispensait de tout commentaire. Il ne lui fallut pas plus de dix minutes pour se retrouver sur les lieux avec quelques-uns de ses hommes, une boulangerie du cinquième arrondissement. El-Hamar savait qu’il était en dehors de sa juridiction, mais il invoquerait son enquête sur le Gorille si on voulait l’empêcher de voir les lieux. La boulangerie avait été victime d’un braquage, et le soi-disant héros avait débarqué et avait réglé le problème en moins de trente secondes. Trois braqueurs assommés, la boulangère en état de choc, et un témoin de la scène. L’inspecteur put interroger le témoin, qui ne lui apprit rien de nouveau : le Gorille mesurait 1m80, portait un masque de gorille, des gants noir, un pull noir sans marque, un jogging noir dont le témoin ne se souvenait plus la marque. Et des baskets grises, qui juraient avec le reste du costume. Etait-il blanc, noir, arabe, il ne pouvait pas le dire, il ne savait même de quel côté de la rue il a déboulé. Mais le Gorille avait disparu une minute avant l’arrivée de la police. Rien de neuf, en dehors d’une nouvelle punaise rouge à enfoncer dans la carte.
Cinq jours plus tard, en début de matinée, l’inspecteur renvoya un « témoin » prétendant avoir vu le visage du Gorille, le neuvième depuis qu’on lui avait confié cette affaire. Les descriptions variaient à chaque fois : asiatique, blanc, noir, brun, blond, roux, chauve, borgne, les yeux bleus, rouges, verts, marrons, et une fois même une boucle d’oreille et un anneau dans la narine gauche. Tous des petits malins qui n’avaient rien d’autre à faire qu’emmerder la police avec des dépositions bidons.
La profileuse qu’on lui avait recommandée entra dans son bureau et déposa le dossier du Gorille devant El-Hamar. A partir des éléments qu’on lui avait donné (endroits où il avait été vu, témoignages de personnes présentes lors de ses interventions, vidéo de son combat contre le scientifique transformé Alain Dermaut, description de son costume,…) la profileuse avait établi son profil psychologique, élément utile dans la traque d’individus. L’inspecteur, sans jeter un regard au dossier, lui rappela d’un geste de la main qu’il lui avait demandé d’établir un autre profil, ce à quoi elle répondit en lui tendant un autre dossier intitulé « Steve Xavier ».
Saïd El-Hamar feuilleta le dossier « Xavier », puis lut la conclusion : « personne instable, se prend pour un justicier, croit qu’il a le devoir d’aider autrui au dépend de sa propre existence s’il le faut. Il a un sens aigu de la justice, et est prêt à recourir à la violence pour l’appliquer. Il n’est finalement dangereux que pour des individus en agressant d’autres violemment dans son champ de vision. Pas d’autres troubles psychologiques relevés. »
Sans un mot, l’inspecteur repoussa le dossier « Xavier » vers la profileuse, qui demanda une explication, quel rapport entre ce dossier « Xavier » et le Gorille. Quand il lui répondit que le nom de l’homme dont elle avait dressé le profil psychologique était Grégory Valet et non Steve Xavier, elle resta bouche bée pendant quelques secondes, avant de bredouiller quelques excuses qui ne trouvèrent aucun écho. Honteuse, elle sortit précipitamment du bureau tandis qu’El-Hamar laissait tomber le dossier « Gorille » dans sa poubelle. Il jeta un œil sur le plan de Paris toujours accroché au mur : trente-deux punaises rouges y étaient accrochées sans rien apporter de plus à l’enquête. Cet homme ne semblait pas avoir de territoire défini, il semblait se déplacer aléatoirement dans ses rondes nocturnes.
Trois jours plus tard, en début de soirée, il interrogeait un homme mis en examen pour agression au couteau envers une femme une heure plus tôt quand il apprit de la bouche de celui-ci qu’un « mec zarbi habillé en noir avec un masque » lui avait cassé la gueule et l’avait obligé à se rendre à la police. Mais surtout, le prévenu lui avoua s’être battu avec cet homme en noir et l’avoir blessé au bras avec son cran d’arrêt. Ni une ni deux, l’inspecteur se précipita hors de la salle d’interrogatoire : tous les hôpitaux de la capitale devaient être contactés, ils devaient appeler la police à la seconde où ils recevraient un homme ou une femme blessé(e) au bras par un objet tranchant et de le garder le plus longtemps possible.
Il ne fallut pas plus d’une heure à l’inspecteur et à une équipe d’intervention spéciale de la police pour se retrouver face à un hôpital du 3eme arrondissement. L’équipe d’intervention avait encerclé le bâtiment, les snipers étaient placés sur les toits des bâtiments voisins, prêts à tirer sur le Gorille s’il fuyait par les toits. El-Hamar entra dans l’hôpital, accompagné d’une dizaine d’agents de police, déterminé à mettre un terme à la carrière du justicier et se fit accompagner par une aide-soignante qui lui expliqua qu’un homme habillé de noir avec un masque de gorille avait débarqué de nulle part dans une chambre et avait demandé à ce qu’on soigne son avant-bras blessé au plus vite.
Ses hommes déboulèrent dans la chambre en question, prêts à faire feu au moindre geste brusque, mais ils durent – et l’inspecteur également – se rendre à l’évidence : la chambre était vide, en dehors d’un enfant malade dans son lit qui prétendit ne pas savoir où était parti le suspect. L’inspecteur donna un violent coup de pied dans le mur en donnant l’ordre en criant qu’on ne laisse personne sortir de l’établissement avant d’être examiné au bras, et qu’on fouille méthodiquement chaque pièce de l’hôpital. Et les snipers devaient être prêts à tirer. C’est alors qu’il remarqua une plaque du plafond qu’on avait déplacée, puis rapidement et vainement tenté de remettre à sa place. Il était dans le faux plafond. El-Hamar pointa son arme vers le plafond et donna l’ordre dans le vide de se rendre et de descendre au sol. N’obtenant pas de réponse, il menaça de tirer mais voyant que cette menace ne donnait pas plus de résultat, il grimpa au plafond à l’aide d’une chaise et souleva la plaque en introduisant son arme à l’intérieur du faux plafond avant d’y passer sa tête, prêt à tirer sur ce criminel.
Mais l’endroit était vide, le fugitif s’était faufilé dans un des deux conduits étroits qui quittaient la pièce, à l’opposé l’un de l’autre. Alors qu’il allait demander de toute urgence le plan du bâtiment, un de ses hommes vint rapporter à l’inspecteur, tandis qu’il retouchait terre, que le suspect avait frappé trois policiers à l’étage inférieur avant de prendre la fuite par un conduit descendant directement dans les égouts. Le policier était prêt à prendre le Gorille en chasse, mais El-Hamar capitula : les égouts de Paris représentaient un labyrinthe tel qu’il pouvait être à présent n’importe où. Il donna l’ordre de quitter l’hôpital et de rentrer au commissariat, prêt à prendre un savon par ses supérieurs pour un déplacement massif d’hommes sans aucun résultat.
Deux jours plus tard, dans l’après-midi, El-Hamar rendait des comptes auprès de son commissaire sur l’avancement de son enquête sur le Gorille : les lieux où il avait été vu, c’est à dire à peu près partout, et la description la plus précise qu’on avait de l’individu sans son déguisement, c’est à dire un homme blanc. C’est la description qu’avaient apportée les deux aides-soignantes et l’infirmière qui avaient examiné et soigné le bras du Gorille deux jours plus tôt, car il avait gardé son masque. Il avait une voix d’homme, et son bras semblait être celui d’un homme d’après les trois femmes qui les seules l’avaient vu de près à l’hôpital. C’était déjà ça. Il suffisait de demander les alibis de tous les hommes blancs habitant Paris ou les environs.
Il retourna à son bureau et se vautra dans son fauteuil, commençant à désespérer. Le Gorille finirait par commettre une erreur, mais quand ? Le regard de l’inspecteur tomba sur le dossier du profil psychologique de Gregory Valet que la profileuse avait dressé pas même une semaine plus tôt et sa volonté en fut renforcée. Un être aussi dangereux que le Gorille devait être neutralisé coûte que coûte. Il sauvait des vies, protégeait certaines personnes, l’inspecteur en était tout à fait conscient, mais il ne s’agissait pas de cela… Un de ses collègues inspecteur entra dans son bureau, le genre grand et baraqué que personne n’avait jamais emmerdé. L’inspecteur Bernard lui fit remarquer qu’il attendait depuis plusieurs heures le rapport concernant certains indices relevés sur le lieu d’un viol, et quand El-Hamar s’excusa en lui répondant qu’il avait été très pris par l’enquête du Gorille, Bernard s’assit sur le siège en face et fixa son collègue, sincèrement inquiet pour lui. El-Hamar soutint son regard, conscient que son obsession pour cette enquête risquait à moyen terme de lui coûter sa place s’il occultait toutes les autres enquêtes.
Le regard de Bernard était tout à fait clair : « pourquoi cette obsession pour une histoire qui se tarira d’elle même ? ». Saïd El-Hamar y répondit en poussant le dossier de Gregory Valet vers son collègue qui comprit tout instantanément. Gregory Valet avait été célèbre huit ans auparavant sous le pseudonyme de « Cape noire », un justicier costumé et masqué qui protégeait la capitale des bandits et protégeait les innocents des agresseurs qui traînaient dans les rues. Toute personne dans le besoin était sûre d’avoir son soutien, quelle que soit sa situation. Il était très populaire, c’était le moins qu’on puisse dire.
Eric Bernard soupira, repoussa le dossier et passa sa main sur son visage. Personne n’avait rien à reprocher à ce protecteur de la veuve et de l’orphelin, jusqu’à ce qu’on découvre que lorsqu’il rentrait chez lui après une bonne nuit de sauvetage, il violait des gamines, de cinq à huit ans de préférence. Lorsque ça s’est su, Valet – on avait découvert son identité – s’est justifié en prétendant que toute les vies qu’il sauvait compensait ses « dérapages » avec les petites filles, ses « petites protégées ». Ce fut le plus grand scandale de la décennie, et depuis les costumes étaient plutôt mal vus dans l’hexagone. L’Archer était toléré car son identité était publique et subissait régulièrement des examens psychologiques, et parce que la police avait toujours un œil sur lui.
Mais l’apparition de ce nouveau guignol en costume de gorille jetait un certain malaise. En était-il conscient, cet énergumène ? Pas sûr… El-Hamar rappela à Bernard qu’il avait deux filles de sept et neuf ans, et qu’il ferait tout son possible pour éviter qu’un danger public en costume ne s’en prenne à elles, même si ça devait lui coûter quelques avertissements de la part de ses supérieurs.
Quatre jours plus tard, il était 21h quand il quitta son bureau et rentra chez lui. Son enquête ne donnait strictement rien et ses supérieurs commençaient à douter de lui, peut-être allait perdre cette enquête s’il ne trouvait pas quelque chose rapidement. Irène, sa femme, n’était pas chez eux – un appartement convenable du Veme arrondissement – elle travaillait dans la publicité et devait terminer un projet important. Il paya la baby-sitter et alla embrasser ses filles – Sonia et Fatima – dans leurs lits, après quoi il s’effondra dans le canapé sans allumer la télé, épuisé moralement, et s’assoupit.
Il fut réveillé brusquement par le nuage de fumée toxique qui avait envahi son appartement, et sursauta en constatant qu’un incendie s’était déclaré sans qu’il s’en aperçoive ! Les flammes avaient gagné le salon et brûlaient déjà les meubles et les rideaux tout autour de lui, il était piégé et la chaleur était insupportable. Il pensa aussitôt à ses filles et se précipita dans leur chambre ; elles étaient en train de pleurer dans leur lit, incapables de quitter leur chambre à cause des flammes qui avaient gagné la porte. El-Hamar tenta de les secourir mais la chaleur était trop intense pour faire un pas de plus en direction de ses filles qui l’appelaient à l’aide. Il commençait à avoir de plus en plus de mal à respirer, et le désespoir le gagnait de minute en minute : il ne pouvait rien faire pour sauver ses propres enfants ! Il était condamné à les voir mourir devant ses yeux, à moins qu’il ne meure avant elles ! Il ne pouvait que crier de peur pour elles.