Urban Comics
  Legends #21 : Face cachée
 
Auteur : Lex
Date de parution : Janvier 2008

Assis sur ce siège miteux de ce bar où j’ai échoué, je repense à elle. Ses traits apparaissent dans mon esprit embrumé par l’alcool, ceux d’une princesse. Ma princesse. Son visage si parfait semble flotter dans l’océan de sa chevelure brune, telle une île perdue au cœur des flots, à l’abri des regards et des hommes. Ce visage inaccessible rayonne comme un petit soleil et ses lèvres douces et rosées se meuvent en un superbe sourire. Ses dents nacrées apparaissent et un rire perlé s’échappe de sa gorge. Elle rit et sa voix cristalline inonde mon être comme une vague que rien ne peut arrêter. Une vague immense qui emporte tout sur son passage. Une vague qui atteint mon cœur aussi sûrement que la lame effilée d’un couteau. Repenser à elle me tue à petits feux mais je ne peux m’y empêcher.

C’est la femme que j’aime. C’est l’être que je chéris le plus au monde. Et je l’ai perdu, ce soir. Un avenir en sa compagnie s’offrait à moi mais j’y ai renoncé par avidité. Un futur où nous serions côte à côte, main dans la main, affrontant ensemble les épreuves que Dieu nous enverrait mais j’ai tout foutu en l’air. Je ne suis qu’un idiot. Un imbécile qui vient de sacrifier son bonheur. Un crétin sans nul égal. Et maintenant je suis seul. Vraiment seul. J’en suis réduit à venir me réfugier dans un endroit indigne de moi et à boire des litres de whisky pour tenter d’oublier l’erreur de ma vie. Je me persuade que j’ai fais le bon choix mais je ne cesse de penser à elle. C’est plus fort que moi. Comme un aimant qui m’attire irrémédiablement.

Erica.
Les lettres de son nom dansent sous mes yeux et mon regard trouble n’arrive pas à discerner l’hallucination de la réalité. Est-ce elle qui me tend la main pour m’attirer contre elle ? Son corps sublime se reflète dans mes pupilles dilatées, ce corps magnifique qui réanime ces souvenirs que je tente de taire sans succès. Nos deux corps entremêlés sous les draps en soie rouge de la chambre de mon appartement. Ses doigts fins qui se posent sur mon torse avec une délicate attention et moi qui sourit comme un imbécile. Le goût de ses lèvres auxquelles je goûte goulûment après qu’on est fait l’amour. Son parfum de fleur épanouie qui m’enivre et me berce doucement. Et son rire. Son rire qui chante à mes oreilles. Je nous revoie amoureux, deux silhouettes qui s’enlacent sur un banc publique. Statues immuables et éternelles.

Mais rien n’est éternel. Non, rien. Et le destin nous inflige des choix cruels. O combien cruel. Des choix qui scellent nos existences et nous emprisonnent à jamais. Dans l’univers, nous ne sommes que des poussières, des jouets que le destin s’amuse à tourmenter. C’est ce qu’il fait avec moi. J’ai dû choisir entre le pouvoir et le bonheur. Entre l’ambition qui me dévore comme un ver et me condamne à une sinistre solitude et l’amour d’une femme. Une vie s’est jouée ce soir. Ma vie. Je suis Titus, elle est Bérénice. Quoi de plus horrible que de rejouer cette cornélienne tragédie dans laquelle les personnages sont écrasés par leurs destins respectifs ?

Mon regard vitreux se pose sur le barman.

« Un verre.
- Je suis pas sûr que se soit une bonne idée, mon p’tit gars. »

Je ne le vois même pas. Mais sa voix rauque bourdonne dans ma tête et fait vibrer mes tympans. Qui est-il pour me donner des ordres ? Ce minable barman sans avenir ne sait pas à qui il s’adresse.

« Sers-moi un autre verre. »

Je réitère ma demande en tentant de distinguer la silhouette trouble de mon interlocuteur.

« Hors de question. Vous avez assez bu.
- Tu sais qui j’suis, connard ?
- Un pauv’ gars comme j’en vois tout les jours. Un type qui vient noyer ses problèmes dans l’alcool.
- Nan. Je suis pas comme vous ! »

J’hurle cette phrase en me levant d’un bond. Comment ose-t-il me comparer à ces loques humaines qui peuplent son bar miteux et infecte ? Avec l’argent que j’ai, je pourrai raser son établissement et le foutre à la rue, lui et sa famille. Bien sûr, on ne me connaît pas encore mais avec l’argent dont j’ai hérité, je pourrais être le roi de New-York !

Pourrais. Car en ce moment je ne suis rien. Bon sang, cet homme a raison. Je ne vaux pas mieux que ses autres clients. Qu’ai-je de plus qu’eux ? Les habits ? L’argent ? Et après ? Je suis là à me morfondre comme eux, à boire un whisky à bas prix, comme eux. Je viens de perde la seule femme que j’aimais et je m’enivre pour oublier. Quel sombre crétin je fais. Je ne suis qu’un lâche, qu’un faux jeton. J’ai trahis l’être qui m’était le plus cher au monde pour des billets verts.

Elle ne voulait pas de tout ça. Elle souhaitait mettre un terme à mon ambition qui dévorait notre couple. Elle voulait m’aider à combattre mes démons intérieurs. Comment ai-je put être assez idiot pour ne pas le voir ? Mon orgueil démesuré m’a conduit à me séparer de la seule personne qui me comprenait et m’aimait. La seule personne qui réussissait à franchir cette forteresse invisible qui emprisonnait mon cœur. Elle m’avait touché. Elle m’aimait et… et je l’aimais. Oui, je l’aimais. D’un amour dont je n’avais pas réalisé l’étendue. Pour elle, je pouvais changer. Je pouvais devenir quelqu’un de bon. Un… Un être avec des défauts, bien sûr mais je pouvais faire le nécessaire pour vivre heureux avec elle. Oui. Avec elle. Tout près de l’être que je chérissais.

J’ai été lâche. Un vrai lâche. Je n’ai pas voulu changé alors que c’était la bonne solution. Avec son aide je pouvais réussir ce que je ne pouvais faire seul. Je pouvais tourner le dos à cet abîme vers lequel j’étais inexorablement attiré. Elle avait compris cette facette sombre de mon âme et voulait la faire disparaître. Pour qu’enfin elle et moi nous puissions vivre dans le bonheur, dans cette joie simple et ordinaire que tant de monde recherche sans la trouver.

« Ca va ? »

Le barman. Je l’avais oublié celui là. Je suis debout, en face de lui, immobile comme un arbre et l’émotion qui me gagne a dû transparaître sur mon visage. Je bafouille, bredouille quelque chose d’incompréhensible puis sourit. Bien sûr, il ne comprend pas qu’une petite révolution s’est produite en moi et m’observe en fronçant les sourcils.

« Vous avez de l’aspirine ? »

Ma question le désarçonne alors que je continue à sourire. Ca y est, il croit que je suis un dément. Mais peu m’importe ce qu’il pense de moi. Je sais ce que je dois faire. Oui je sais que je dois aller retrouver Erica, lui dire que je l’aime, la serrer dans mes bras.

« J’ai ça. Avec tout ce que vous avez enfilé, vous devriez en prendre plus d’un cachet. Tenez. »

Il sort de sous le comptoir un tube que j’attrape en chancelant. Puis j’avale deux comprimés avec de l’eau. Les symptômes font effet au bout de quelques minutes et le monde arrête de tourner autour de moi. Puis je me dirige vers la sortie et pousse la porte après avoir remercié le barman que j’insultais un peu plus tôt.

Dehors, il pleut à seaux. Mais ce n’est pas un problème. Je braverais la pluie. Je braverais ma lâcheté. Je braverais tout et n’importe quoi pour elle. Je l’aime. Je l’aime comme un fou. C’est la femme de ma vie, c’est certain. Maintenant c’est clair comme de l’eau de roche. Oui, c’est elle, celle que j’ai attendu pendant des années, en vain. Celle avec qui je veux passer le restant de mes jours. Celle avec qui je veux fonder une famille. Celle que je veux comme épouse.

Je m’aventure sous les trombes d’eaux qui ont tôt fait de tremper mon costar à mille dollars. Mes souliers claquent sur le trottoir tandis que je commence à courir, des milliers d’idées trottinant dans ma tête. L’appartement d’ Erica n’est pas loin. Je peux m’y rendre à pieds. Mû par une force invisible, je cours comme un beau diable, manquant de me briser les os à chaque pas tellement le sol est détrempé. Je cours. Je cours. Je cours sans que rien ne m’arrête. Des larmes coulent sur mes joues, se mêlant à la pluie qui ruisselle sur ma peau. L’amour me donne des ailes. J’ai l’impression d’être invincible, d’être capable de tout affronter pour ne serrait-ce que revoir son magnifique visage et entendre son rire. Le son de sa voix chantante qui enchantera mes oreilles.

Je traverse d’innombrables rues sans faiblir dans ma course effrénée qui ne semble pas avoir de fin. Je suis à bout de force, épuisé, j’ai le dos cassé et mes jambes ne répondent plus. Mais je m’en fiche. Je n’en ai rien à foutre. Je vais la retrouver et la demander en mariage. Sans bague. Sans préparatifs. A l’instinct, sur le moment, sous la pluie. Et je verrai son visage s’illuminer comme un petit soleil. Ce petit soleil de mes visions. Et sa voix mélodieuse murmura un « oui » cassé par l’émotion. J’en suis certain. Elle dira oui. Elle ne peut que dire oui. Elle m’aime et je l’aime.

Enfin je touche au but. J’ai dû traverser tout Manhattan mais ça y est, j’y suis. J’aperçois le vieil immeuble dans lequel Erica séjourne. Elle a toujours refusé d’emménager chez moi, dans mon vaste appartement. Et maintenant je ris de cette situation qui était pourtant source de bien des disputes. Elle refusait d’adopter mon style de vie qu’elle jugeait bourgeois et prétentieux. Maintenant, je la comprends et je ris à gorge déployée tandis que j’approche inexorablement du lieu où vit ma dulcinée.

Mais un attroupement interrompt brusquement ma course. Que font tout ces gens, sous la pluie, et devant l’immeuble où réside son amour ? Il y a même la police et…et les pompiers. Que… que font-ils ici ? Mon sourire disparaît tandis que je bouscule les badauds pour me frayer un chemin. Peu à peu, une faille se crée dans la foule et je me mets à courir au ralentit, comme dans une scène de cinéma. C’est alors que je la vois. Oh mon Dieu. Non. Ca ne peut pas…ça ne peut pas finir comme ça. C’est… Non, ce n’est pas possible.

Elle est allongée sur ce sol humide, du sang s’échappe de son crâne et s’écoule dans le caniveau. Je tombe à genoux près d’elle. Des larmes de désespoir ont succédés aux larmes de joie et dans ma tête, les pensées se bousculent. Lentement, je lui prends la main et la porte à mes lèvres. Elle est froide et mon baiser a un goût amer. Je me mets alors à trembloter comme une feuille morte et mes larmes se transforment en sanglots. Je suis plié en deux, tout contre elle.

« Erica ! »

Je crie son nom en sanglotant comme un enfant. Je suis perdu sans elle. Je suis totalement perdu. Elle ne peut pas m’abandonner. Pas maintenant. C’est trop injuste. Pourquoi ? Pourquoi le destin me joue-t-il ce sinistre tour ? Pourquoi ? Non ce… je cauchemarde. C’est l’alcool qui… Oh non.

« Non…Seigneur, non ! »

Ma main caresse les boucles brunes qui ondulent le long de ses épaules tordues par le choc. Le choc avec le trottoir. Elle s’est jetée. Elle s’est suicidée. Et… Et c’est de ma faute. Entièrement de ma faute.

« Monsieur, il ne faut pas rester là. »

Un policier. C’est un policier qui pose doucement sa main sur mon épaule. Je me tourne vers lui, le visage ravagé par les violents sanglots qui m’animent. Et j’éprouve de la haine. Une colère sans bornes. Ils me l’ont pris. Ils me l’ont pris ! Et je regarde les ambulanciers, crédule, emmener le corps, ce corps que jamais plus je ne verrai. Maintenant qu’Erica n’est plus là, qui m’aidera ? Qui ? Mon appel silencieux reste sans réponses. Personne ne m‘aidera. Je suis de nouveau seul. Et j’ai peur. Peur de moi-même.

« Lex ? »

J’immerge dans le monde réel en haletant. Je tremble, mes yeux sont rougis. Encore ce rêve. Encore ce fichu cauchemar qui me tiraille. Puis je découvre la femme qui partage ma couche, une blonde au corps de rêve dont le nom m’échappe. Peu importe. Que me veut-elle ? Dévoilant sa nudité sans complexe, elle se tient devant moi, les seins mis en valeur, un sourire d’aguicheuse sur les lèvres.

« Tu veux une gâterie, mon loup ? »

Je plisse les yeux et mes lèvres se serrent. Finalement, je rugis.

« Je t’interdis de m’appeler par mon prénom ! Pour toi, c’est monsieur Luthor ! Maintenant, dehors ! »

Le lion s’est réveillé. Apeurée devant mon air féroce, mon amante déguerpit en vitesse, sans demander son reste. Je suis de nouveau seul dans cette vaste chambre. Seul comme toujours. En soupirant, je me lève et enfile un caleçon. En me rendant dans la salle de bain, je croise mon reflet dans la glace. Cet homme en face de moi, ce trentenaire au crâne rasé, aux muscles saillants qui me lance un regard de défi, est-ce vraiment moi ? Oui. Je suis bel et bien Lex Luthor, le roi de New York. Un sourire apparaît sur mon visage. Un sourire terrifiant. Un sourire de prédateur. Un sourire de monstre.
 
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