Auteur : Ben Wawe
Date de parution : Septembre 2008
Un rire strident dans la nuit. Une arme pointée sur lui. Des cheveux verdâtres sur une peau recouverte d’un maquillage blanc terrifiant. Il savait que c’était fini mais ne voulait pas l’accepter. Il savait que quelqu’un d’autre, meilleur que lui, avait déjà vécu ça et ne s’en était pas tiré mais refusait de suivre son destin. Il était revenu ici pour retrouver son assassin, et voilà qu’il était là devant lui – et il allait rejoindre Bruce dans la tombe. Ça n’était pas juste.
Il leva les bras par réflexe même s’il aurait dû prendre ses bâtons. Son costume grisâtre baignait dans l’eau et le sang de la Question et il se doutait que ça ne ferait pas très beau, quand on le découvrirait. Il était tellement fier de son vêtement, de cette nouvelle identité qu’il s’était créée pour retrouver le Joker et agir à Chicago. Bruce avait été une sorte de Chevalier Noir, un homme éperdu de Justice acceptant de passer la barrière de la loi pour protéger les innocents, préférant le but et l’honneur aux méthodes parfois inutiles. Lui devait représenter autre chose : une version moins brutale, moins folle malheureusement et c’était pour ça qu’il avait fabriqué ce costume gris, censé représenter la zone dans laquelle il évoluait et être l’emblème de la Lune, l’astre solitaire qui vient chasser les ténèbres quand elles sont trop fortes.
Evidemment, c’était alambiqué et étrange mais il avait toujours bien aimé ce genre de chose : les messages que seuls quelques « élus » pouvaient comprendre étaient bien funs. Malheureusement, il avait l’impression que personne ne percerait jamais son secret et surtout que tout allait bientôt être fini.
Lentement, le fou aux cheveux verdâtres leva son arme et s’apprêta à tirer, mais au lieu d’une détonation suivie d’une douleur violente, il ne vit que le crâne de son bourreau être fracassé par une batte de baseball. Le Clown tomba lourdement au sol, du sang coulant déjà de sa bouche et même de ses yeux. Son nez s’écrasa sur le sol dans un craquement physique alors qu’il était déjà inconscient. En un coup, il avait été réduit au silence et peut-être même éternellement…mais par qui ? Quel samaritain avait bravé la pluie, la peur et le danger de Chicago pour se porter au secours de quelqu’un comme lui ? Maintenant que Bruce avait disparu, les gens étaient terrifiés et n’avaient plus envie de se protéger les uns les autres. L’espoir était mort et il n’avait encore rien fait contre ça.
Il releva les yeux et vit la silhouette sombre de son sauveur au-dessus du corps de son agresseur. Son sang se glaça alors que la pluie coulait sur les plis de son costume et touchait même sa peau tant le vêtement était mouillé. C’était lui. C’était le Batman.
Moins grand que Bruce, avec un costume bien moins artistique le sien, il dégageait néanmoins un charisme plus bestial que son ami. Ce vêtement débraillé, cette batte de baseball, cette cape mal fichue, ce masque inesthétique : c’était laid mais ça sentait la chose faite rapidement, uniquement usuelle. Si on le respectait, c’était pour ce qu’il faisait et ça se sentait. Il puait la force et la volonté et lui-même en fut troublé. Il avait déjà auprès de Bruce et avait eu une impression similaire, mais ça avait été moins fort. L’homme devant lui était pire que son ami – et il ne savait pas si c’était une bonne chose ou non.
« Relèves-toi. »
Sa voix était froide, dure. Bruce en avait une similaire mais il la forçait : elle venait de lui mais ce n’était pas celle qu’il avait naturellement. Là si : cet homme avait une telle voix d’instinct, elle venait directement de l’intérieur de son âme et il sentait que cette dernière était comme son ton ; elle était tranchante et sans émotion. Il n’aimait pas ça.
« Relèves-toi, Grayson. »
Il fronça les sourcils sous son masque : il n’aimait pas ça. Déjà, il n’appréciait pas qu’il ait découvert que Moon Knight était sa nouvelle identité, mais surtout il n’encaissait pas qu’il dise cela en pleine rue. Bien sûr, il n’y avait personne ici à part eux, le Clown et la Question, mais quand même : ça ne se faisait pas.
« Il faut les emmener à l’hôpital. »
Le « Batman » ouvrit ses mains gantées pour montrer la Question et son agresseur. Grayson se releva lentement, déçu d’avoir été vu ainsi par le « nouveau » Batman. Il avait longtemps eu l’espoir que Bruce ait été derrière le masque mais en entendant ses « exploits » et en le voyant maintenant, il n’avait plus de doute : ce n’était pas lui. Cet homme était différent du premier propriétaire du nom mais il n’était pas sûr qu’il soit à la hauteur de sa tâche.
« Je ne veux pas qu’il s’en sorte. »
Il montra celui qui avait failli lui tirer dessus. Il avait été surpris comme un amateur mais il n’était pas si « expérimenté » dans ce monde, finalement. Il n’avait été qu’un Titan et ça s’était mal fini. Il avait espéré que Wayne pourrait l’aider, pourrait peut-être le former si ça lui reprenait un jour de vouloir être un Justicier mais il n’avait pas fait son choix à temps. Il avait fallu que son ami disparaisse pour qu’il se rende compte à quel point tout ça était en lui, et surtout à quel point il voulait venger la disparition de celui qu’il aurait pu considérer comme un grand-frère ou peut-être même plus.
« Pourquoi ? »
Le « Batman » était toujours droit, posté comme une sorte de statue ancienne. Il dégageait quelque chose de fort, mais Dick n’arrivait pas à savoir s’il appréciait ou s’il détestait ça. Il était tellement différent de Bruce mais tellement proche aussi : le contraste était parfois paradoxal. Il avait l’impression que ce type avait été influencé par son ami mais qu’il l’avait pris uniquement comme tel : il ne voulait pas être son clone, juste son successeur. Pourtant, il n’en avait pas le droit.
« Il…il a tué Bruce.
- Ce n’est pas le Joker.
- Quoi ?! »
Grayson ne comprenait rien : qu’est-ce qu’il disait ? Bien sûr, il avait été surpris que le Clown soit vaincu aussi facilement par le nouveau « Batman » mais après tout, il pleuvait et il avait été concentré sur lui : c’était possible…non ?
« Ca n’est qu’un de ses hommes de main. Il les torture, les rend fous et les envoie dans la rue pour faire du mal aux gens qui croient que c’est lui.
- Je n’ai pas entendu ça…
- Ça a commencé hier. J’ai étouffé tout ça.
- Comment ?
- Je les ai arrêtés avant qu’ils ne s’en prennent aux innocents. Je croyais avoir réglé le problème. »
Comme Bruce, il donnait l’impression d’être seul au monde et surtout l’unique personne à pouvoir tout arranger. C’était une sorte de condescendance que Dick pouvait accepter provenant de son ami car il avait l’expérience et la force pour ça, mais de la part de quelqu’un d’inconnu qui avait la folie de prendre le costume de Bruce et de l’utiliser, c’était trop. Il serra les poings mais se retint : une lutte ne servirait à rien ici.
Il tourna la tête et vit le corps inconscient de la Question, dans un état critique. Non, se battre ne servirait à rien – pour le moment. Après, tout serait différent.
« On les emmène où ?
- Prends ShanLi. J’emmène l’autre.
- ShanLi ?
- Danny ShanLi, la Question. Ancien coéquipier de Sara Pezzini devenue désormais Witchblade et a participé avec elle et la bande à Tempest au massacre des Architectes. Tu l’ignorais ? »
Grayson ne l’aimait vraiment pas : il était intelligent en plus d’être fort. Il avait sûrement des sources que lui ne pouvait pas avoir mais ça ne changeait rien : il venait de l’humilier et de bien le lui faire sentir. Il soupira, ravala sa rancœur et prit la Question sur ses épaules. Il baignait dans son sang encore plus qu’il ne le pensait et ils ne devaient pas traîner. Avec la pluie, ce serait encore plus difficile mais il devait absolument faire vite pour rejoindre l’hôpital : même s’il n’était pas doué, la Question restait un type bien.
« Je veux te revoir, après. »
La voix de Dick était autant froide que celle du « Batman » : il ne voulait pas se faire avoir, ne voulait pas que l’autre croit qu’il était celui qui dominait. Même si c’était vrai dans les faits, il tenait quand même à son honneur et à sa réputation.
« Je sais. Rends-toi à la vieille église près de la demeure de Wayne.
- Tu y seras vers quelle heure ?
- Je n’ai pas dis que j’y serais. J’ai dis que toi tu devais t’y rendre. »
Sans un autre mot, le « Batman » prit le corps inconscient du pseudo Joker et le traîna dans la pluie et le sang. Grayson le héla encore pour lui demander ce qu’il voulait dire par là mais il ne répondit rien, comme s’il se fichait complètement de ce qu’il pouvait penser ou ressentir – et Dick détestait ça. Il était traité comme de la merde par quelqu’un qui prenait l’identité d’un mort honorable et il ne le supportait pas.
Pour le moment, il allait emmener la Question et le sauver, mais après…après, il règlerait ses comptes avec ce « Batman ». Et il verrait alors qui est vraiment digne de porter ce masque et qui devrait retourner à ses leçons.
« Je ne pensais plus vous revoir, Alfred.
- Les vieilles choses ont la vie dure, Ted. Vous le savez mieux que moi. »
Deux hommes se faisaient face. Deux hommes que tout opposait mais qui avaient néanmoins un lien terriblement fort : un troisième, dont l’absence déchirait leur cœur et se faisait cruellement sentir. Tous deux avaient eu une influence terrible dans la vie de Bruce Wayne mais ils ne s’étaient jamais appréciés. Alfred avait toujours songé que l’influence de Grant sur son maître était mauvaise : c’était lui qui lui avait mis toutes ces idées en tête, il était responsable de ce qu’il était venu ; Ted avait toujours pensé que l’influence de Pennysworth sur son élève était mauvaise : c’était lui qui l’avait empêché de se développer et qui n’avait pas été là pour le calmer quand ça n’allait plus, il était responsable des soucis qui l’avaient conduits à sa mort.
Non, ils ne s’aimaient pas et ça se voyait. Néanmoins, ils savaient reconnaître que l’homme en face était quelqu’un de valeur et qu’il avait fait aussi du bien à Wayne, dans des sens différents. Tous deux souffraient de sa perte, tous deux auraient tout donné pour qu’il revienne et ils le savaient. Ça au moins pouvait créer une trêve entre eux et faire parler leurs cœurs au lieu de leurs langues acérées.
Pendant de longues secondes, ils se regardèrent sans savoir quoi dire et quoi faire : ils ne voulaient pas perdre la face mais savaient que c’était stupide. Finalement, Ted soupira et lâcha un peu de lest avec une voix moins dure que d’habitude.
« Ok, arrêtons ça. Je ne vous aime pas et vous ne m’aimez pas mais…mais il est…il a disparu maintenant et ça ne vaut pas la peine de continuer ça. Vous m’avez demandé de venir ce soir pour me parler, parlons alors. J’ai autre chose à faire après.
- Comme de mettre son costume ? »
Grant lança un regard sombre à Pennysworth : il l’avait sous-estimé, une erreur à ne plus réputer.
« Vous savez ?
- Ce n’est pas dur : nous avons un œil sur le petit jeune qui a repris le nom, et revoir quelqu’un avec l’ancien costume n’est pas courant.
- Ça aurait pu être Bruce.
- Il est mort, Ted. Et au vu de ce qu’on m’a raconté, celui qui utilisait son costume était moins vif, moins rapide et agile que notre ami.
- Vous êtes dur. Vous me prenez pour un vieillard.
- Nous avons le même âge, Ted. Vous êtes un vieillard tout comme moi. Nous avons fait notre temps mais ce monde est trop injuste pour nous laisser partir en paix. »
Wildcat acquiesça : c’était vrai. Tous deux méritaient la retraite paisible en laissant le monde aux mains de gens comme Bruce, mais le destin se jouait d’eux et les poussait à se rencontrer sur les docks de Chicago parce que la ville avait besoin que des gens de bonne volonté la défendent. Le Mal ne vainc que quand les hommes de Bien abandonnent, après tout ; et malgré leurs désaccords, ils en étaient tous deux.
« Oui. Pourquoi vouliez-vous me voir, alors ?
- Depuis…depuis la disparition de Bruce, je ne suis pas resté inactif. Avec des amis, James Gordon et Harvey Dent, nous avons menés notre enquête sur ce qui était arrivé et surtout sur qui était cet homme qui avait pris la relève.
- Vous pensez donc que ce n’est pas lui ?
- Non et je sais que vous non plus. Je l’ai vu, de mes yeux vu, et je peux vous assurer que ce n’est pas lui. Quelqu’un a voulu prendre sa suite et même si l’idée est honorable, il n’empêche qu’il va trop loin.
- Comment ça ?
- Il est trop violent, Ted. Même vous ne faisiez pas aussi mal. Il ne tape pas pour arrêter, il tape pour faire mal. Il veut imposer le respect et la peur par la pire des manières.
- Bruce faisait aussi ça.
- Pas à ce stade. »
Le vieux combattant comprenait ce qu’il voulait dire. Il n’avait pas encore vraiment venu en œuvre ce nouveau « Batman », mais il en avait assez entendu parler et un peu vu pour avoir sa propre idée : cet homme était dangereux. Il pourrait peut-être en faire quelque chose s’il pouvait l’entraîner, mais il avait dans l’idée qu’il ne l’accepterait pas. Il semblait encore plus fier que Wayne vu sa conduite solitaire.
« Je vois. Il va falloir intervenir.
- Nous avons prévu ça. Nous sommes déjà entrés en contact avec lui mais ça s’est mal passé, donc nous avons envoyés quelqu’un que nous connaissons et en qui nous avons confiance.
- Un autre joueur ?
- Je le connais bien. Bruce lui faisait confiance et voyait en lui un futur grand dans votre « profession ».
- A ce point ?
- Oui. »
Il savait qu’Alfred parlait vrai : il avait entendu dire qu’un petit jeune avait été vu en compagnie du Batman quelques semaines plus tôt. Il lui semblait même que le gamin avait eu un lien avec les Titans de la Côte Ouest mais il n’en était plus sûr. Si Alfred et sa bande avaient réussi à avoir le soutien d’un de ces types, c’était excellent : même si les jeunes avaient été inexpérimentés et avaient très mal finis, ils avaient quand même eus de bonne base. Il aurait sûrement pu les former pour qu’ils soient des Grands mais c’était malheureusement trop tard maintenant.
« Des résultats ?
- Nous verrons ce soir, il est allé voir dans les rues s’il le trouvait. Nous avons aussi pensés à entrer en contact avec Silence et la Question.
- J’ai appris qu’ils étaient ensemble, oui. Ça ne me semble pas une très bonne idée.
- Pourquoi ? Et comment savez-vous ça ?
- J’ai mes sources, comme vous. C’est plutôt moi qui me demande comment vous pouvez être au courant de cette alliance : vous n’avez jamais vraiment traîné dans la rue.
- C’est vrai mais je discutais beaucoup avec Bruce et j’ai retenu les langues qui se délient quand on pose le nombre suffisant de billets verts devant.
- Pas mal.
- Merci. Pourquoi est-ce une mauvaise idée, alors ? »
Le ton était cordial, calme. Les deux hommes étaient réunis au beau milieu de la nuit dans un endroit sombre et humide mais n’avaient pas peur. Ils avaient dépassés ça depuis des années et savaient qu’ils pouvaient s’en sortir ici en cas de souci. Ils étaient sûrs de leur force mais avaient besoin de conseils et d’informations.
« Ils sont instables, nous le savons tous les deux. Même si la ville va très mal en ce moment, je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée de partager des informations avec des gens aussi…aussi…
- Fous ?
- On peut dire ça, oui.
- Je sais, je partage votre inquiétude mais ça n’empêche que la situation est grave. Nous devons à tout prix reprendre les rênes de la ville : ce clown est complètement fou et qui sait ce qu’il prépare ? Sans parler de Cash qui semble avoir disparu depuis quelques jours et surtout ce Batman qui est peut-être pire que tous les autres. Nous avons besoin d’alliés.
- Mais peut-être pas de gens qui vous planteront un couteau dans le dos à chaque occasion.
- Pas faux, mais peut-on faire la fine bouche ?
- Du moment qu’on n’est pas obligés de prendre tout le monde, je crois qu’il vaut mieux rester discrets et surtout calmes. Gardons notre sang froid.
- Ça ne sera pas facile, ça.
- Pourquoi ? Vous n’allez pas bien ?
- Je vais bien. Ce n’est pas le cas de tout le monde. »
Ted fronça les sourcils : il n’aimait pas ça. Alfred n’était pas homme à se laisser aller ainsi, et s’il le faisait c’était que quelque chose le tourmentait. Ils n’avaient jamais été proches, loin de là, mais il sentait que l’ancien majordome avait besoin de se confier. Vu ce qu’il avait fait pour Bruce, il ne pouvait lui refuser une oreille compatissante, surtout maintenant qu’ils étaient « alliés ».
« Qui va mal ?
- Vous connaissez Harvey Dent ?
- L’ancien procureur ? Il a été défiguré par ce malade au début de la carrière de Bruce et il a été ensuite torturé par ce clown. »
Toute sa rage se lisait dans ses mots quand il parlait du Joker. Toutes les nuits, il rêvait de lui mettre la main dessus et de le tuer ; et toutes les nuits, il avait peur de finalement le rencontrer et de subir le même sort que Wayne. Même s’il avait du mal à se l’avouer, il était terrifié à l’idée de le voir vraiment : si son meilleur élève avait été incapable de le vaincre, que pourrait-il bien faire lui, à des années de son meilleur niveau ? C’était une attitude de lâche mais tellement humaine – il ne pouvait rien contre ça et ça le minait, même s’il n’en laissait rien paraître.
« Oui, c’est ça. Nous l’avons récupéré en Europe après la disparition de Bruce et je dois avouer que je ne sais pas ce qu’il a.
- Comment ça ?
- Il est distant, froid…étrange. Il n’est plus comme avant. Quelque chose a changé en lui.
- Il est brisé ?
- Non…non, ce n’est pas ça.
- Pourtant, ça devrait être le cas avec ce qu’il a vécu.
- Je sais mais…mais ça n’est pas ça. Je ne sais pas ce qu’il a : il reste dans le noir, à fixer des choses bizarres et parfois à rire ou pleurer.
- Il fait quoi ?
- Il fixe des choses et a des réactions étranges, mais quand on vient le voir, il redevient sympathique…enfin, plus ou moins. Il redevient calme et posé alors que j’ai déjà entendu du bruit, comme s’il lançait des choses sur le sol, dans sa chambre. Mais quand on lui demande ce qu’il y a, il fait comme si rien ne s’était passé.
- C’est bizarre.
- Je sais, et c’est pour ça que j’hésite à lui faire confiance. Il nous a assisté depuis le début, mais il est étrange…je crois que c’est un autre homme, maintenant.
- Vous pensez qu’il ne sera pas à la hauteur ?
- Il peut l’être, c’est certain. Toute la question est de savoir s’il voudra l’être.
- Comment ça ?
- J’ai l’impression qu’il peut être différent…qu’il peut être deux hommes à la fois et je ne sais jamais sur lequel je vais tomber.
- Qu’il quoi ?
- C’est dingue, en fait. Je me demande pourquoi on le garde avec nous avec ça mais il est évident qu’il a été troublé par ce qui lui est arrivé et qu’il peut s’énerver pour redevenir normal en quelques secondes.
- C’est si grave que ça ?
- C’est juste glauque et dérangeant.
- C’est quoi, alors ? Chacun a le droit de péter un plomb et de se calmer après. »
Grant n’aimait pas ce suspense. Il sentait qu’Alfred était troublé et avait du mal à garder ça pour lui, qu’il était vraiment inquiet mais il était trop lent à parler. C’était là la différence entre l’Anglais majordome et l’Américain ancien boxeur : l’un aimait le style, l’autre l’efficacité.
« Je sais que ça paraît fou mais cet homme me trouble, vraiment. Il reste dans sa chambre, refusant d’être dans notre monde mais après veut nous aider en étant si calme et si posé ! Il est…il est schizophrène, je crois. Il a été choqué par ses tortures mais ne veut rien nous dire, et après il reste dans sa chambre et…et il y est si bizarre…
- Pourquoi bizarre ? Parce qu’il casse des choses ? Même si je vous crois, ça ne le rend pas si monstrueux…
- Je sais, mais hier soir je suis allé dans sa chambre…il l’avait quitté, je ne sais pas pourquoi. Il disparaît parfois et ne semble n’en avoir aucun souvenir après. Et dans sa chambre, je…j’ai…
- Vous avez quoi ?
- J’ai trouvé quelque chose…quelque chose de troublant, vraiment. C’est pour ça que j’ai besoin de vous en parler, pour savoir ce que vous en pensez.
- Qu’est-ce qu’il y a dans sa chambre ?
- Des…des cartes.
- Des cartes ?!
- Oui, plusieurs jeux de cartes. Il y en a partout sur le sol de sa chambre mais l’une trône sur son lit, au milieu des draps, comme si elle avait une importance particulière.
- Et il y a quelque chose dessus ? Qui la rend si spéciale ?
- Oui : elle est totalement raturée, totalement ravagée, et…et je ne sais pas par quoi. Peut-être ses ongles…oui, ça doit être ça. Mais ce n’est pas le pire : j’ai regardé les autres cartes et je sais laquelle manque…celle de son bourreau. Celle du Joker. J’ai peur qu’il fasse une bêtise. »
La vieille église était abandonnée, maintenant. Les fenêtres recouvertes de planches, les murs lacérés par des tags, les vieilles statues fatiguées et parfois brisées, le lustre d’antan avait laissé place à une ruine pour cet établissement jadis si beau. Dick Grayson se trouvait juste devant l’entrée, en civil. Il avait enlevé son costume parce que ça ne servait à rien : le « Batman » savait qui il était, à quoi bon encore s’attifer de ça ? Il appréciait son nouveau vêtement mais pour une discussion discrète, il valait mieux être moins voyant. En plus, il avait été tâché par le sang de la Question, donc inutilisable pour le moment.
Il était heureusement parvenu à temps à l’hôpital pour sauver l’homme masqué : même s’il avait dû donner son identité aux médecins pour qu’ils le soignent au mieux, il allait normalement s’en tirer vu ce qu’on lui avait dit. L’opération était difficile mais le Wayne Hospital était très côté et il savait pourquoi : son ancien propriétaire avait su s’entourer des meilleurs, tout simplement. Même si Bruce aurait sûrement mieux pu soigner la Question, ses anciens collègues pouvaient aussi le faire et Grayson ne se faisait donc pas beaucoup de souci.
« Tu es à l’heure. »
Une voix sombre et dure vint à ses oreilles et il releva les yeux pour rencontrer le regard du « Batman », qui était perché sur les statues au-dessus de la porte de l’église. Il ne l’avait pas vu auparavant à cause de la pluie qui continuait de tomber et de l’absence de luminosité : la lune avait presque disparu et les ténèbres entouraient la ville. Peut-être qu’il aurait dû mettre son costume pour faire honneur à l’astre de la nuit, mais peut-être devrait-il aussi arrêter avec ces conneries.
« Pourquoi voulais-tu me voir ?
- Je veux te prévenir.
- De quoi ?
- Arrête de me suivre. »
Son ton était impérieux, il puait encore une fois l’arrogance. Dick serra les poings dans sa veste en cuir : tout ce qu’il voulait c’était le rouer de coups pour ce qu’il faisait. Il se croyait meilleur, il se croyait fort mais il ne faisait que nuire à l’image de Bruce. Il ne méritait pas ce masque, ce costume. Personne ne le méritait vraiment, finalement ; personne ne serait jamais à la hauteur de son propriétaire.
« Je fais ce que je veux.
- Non. Ce n’est pas ta ville, ce n’est pas ton bac à sable. C’est ma ville et je la gère. Si tu ne fais que me suivre, cela ne sert à rien : tu es contre productif, comme ShanLi ou Silence. Ils sont hors de course maintenant, l’un dans le coma et l’autre à lécher les plaies que je lui ai faites : je ne veux pas de lui dans ma ville. Je ne veux pas de toi non plus si tu continues comme ça.
- C’est celle de Bruce, pas la tienne. Tu n’es même pas digne de porter ce masque ! Tu n’es rien qu’un usurpateur qui n’est même pas le quart de ce qu’était le vrai Batman ! Comment oses-tu parler ainsi, sale vigilant de mes deux ?! Sale malade ! »
Il n’en pouvait plus de se retenir : il fallait que ça sorte. Même si c’était mal dirigé, même si ça le mettait mal à l’aise de crier comme un gamin, il en avait besoin. C’était la phase juste avant le rouage de coups et elle était tout autant importante.
« Tu ne sais rien du Batman, tu ne sais rien de moi. Ici a commencé ma vie, ici elle a été bouleversée par l’homme qui portait ce masque avant moi. Je me fiche d’être digne de lui : je continue sa mission car je la respecte. Je ne suis pas là pour te donner une possibilité de me frapper : ça n’en vaut pas la peine, tu perdrais et surtout je ne veux pas m’abaisser à de tels enfantillages. Il est temps de grandir un peu, Richard. Je suis ici pour te dire de partir ou de venir demain soir à la tombe de Wayne.
- Sa tombe ?! »
Grayson était humilié par ses paroles car il sentait qu’elles étaient vraies : il se comportait comme un gosse mais il n’y pouvait rien. La disparition de Bruce était une plaie encore béante, il ne se voyait pas la dépasser aussi facilement.
« Oui. Demain soir se jouera le destin de la ville sur la dernière demeure de son plus ardent protecteur.
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Demain soir, le Joker va marcher dans les rues de Chicago à la tête de ses troupes, narguant la police et nous en prouvant à tous qu’il est le maître. La procession finira sur la tombe de Bruce Wayne de laquelle il sortira le corps pour l’humilier et le salir. Demain soir, le Joker veut en finir avec le mythe Batman en détruisant l’homme qui l’a été. Es-tu avec moi ?
- Qu…quoi ? »
Il n’y comprenait rien : il n’arrivait pas à enregistrer tout le flot d’informations toutes aussi dingues les unes que les autres. C’était juste complètement fou mais il sentait que c’était vrai – que c’était horriblement vrai. Le « Batman » n’avait aucune raison de lui mentir et ça ressemblait bien au Clown de faire une telle monstruosité pour asseoir son pouvoir.
« Demain soir, le Joker veut ravager le symbole que je défends : je ne le laisserai pas faire. Demain soir, j’irais au cimetière et je tuerai le Joker car c’est la seule façon de l’arrêter. Es-tu avec moi ? Es-tu prêt à le faire avec moi ? »
En fait, Dick comprit que la question était encore pire : allait-il sacrifier les valeurs de Bruce pour défendre son symbole et protéger sa ville ? Allait-il le trahir pour le sauver ? Cette nuit était la plus importante de sa vie : plus jamais il ne serait comme avant…et il avait peur de découvrir ce qu’il allait devenir.