Auteur : Ben Wawe
Date de parution : Janvier 2009
Billy Taylor perdit un client en coupant une grosse touffe de cheveux au beau milieu du crâne parce qu’il pensait à autre chose. C’était la première fois que ça lui arrivait en cinq ans à son compte mais il s’en fichait : ça lui avait permis de fermer tôt et de rentrer chez lui sous la pluie, la peur au ventre.
Annie Carter renversa trois fois du café sur les habitués du bar où elle travaillait : son patron ne l’a pas supporté et l’a fait rentrer chez elle, faisant planer la possibilité d’un licenciement. D’habitude, elle aurait été terrifiée à l’idée de perdre sa seule source de revenu, mais elle profita pour se dépêcher de rejoindre ses enfants et son mari chez eux. Au moins, ils avaient l’arme de Jerry pour se protéger.
Anthony Richard décida de quitter plus tôt son poste à la Goliath National Bank : même si ça allait lui attirer les foudres de ses supérieurs, il s’en fichait. Pour la première fois de sa vie, il alla chercher son fils à l’école et le ramena chez eux, à la grande surprise de sa femme. Son enfant vécut un des plus beaux jours de son enfance et son épouse le regarda d’un nouvel œil, avec moins de dégoût. Aucun d’entre eux ne savaient pourquoi il avait fait ça…mais lui si.
Ils le savaient tous : tous ceux qui étaient sortis dans Chicago ce jour-là. C’était dans l’air, sur le visage des gens, dans l’atmosphère…quelque chose était là et attendait. Quelque chose qui avait attendu longtemps avant de sortir, qui avait enfin déployé ses ailes et se préparait à recouvrir la ville entière pour ne plus jamais la laisser voir la lumière. Ils avaient laissé faire cette chose et allaient le payer. Ce soir.
Personne ne savait pourquoi ils avaient ça en tête mais la plus grosse partie de la population de Chicago en était consciente, de manière implicite ou non. La peur régnait, la terreur de voir les heures défiler vers le crépuscule. Ce soir-là, un événement allait se dérouler et allait sceller leur destin. Quoi ? Où ? Pourquoi ? Ils n’en avaient aucune idée ; tout ce qu’ils savaient, c’était qu’ils ne pouvaient rien faire et que leur futur n’était plus entre leurs mains. Même Dieu ne pouvait rien pour eux – qu’importe lequel.
Oui, ce soir-là quelque chose se préparait. Et Dick Grayson savait quoi.
Regardant l’eau couler le long des vitres de leur planque, il entendait la respiration lourde de James Gordon, Alfred Pennysworth et Ted Grant. La soirée de la veille avait été difficile, mais pire avait été le résumé de la situation. Chacun savait que le pire était à venir et qu’ils ne pourraient pas faire grand-chose pour stopper ce cercle vicieux.
Quoiqu’ils tentent, ils avaient l’impression d’avoir déjà perdu.
« ShanLi est bien à l’hôpital.
- Et Silence ?
- Il a été touché par le pseudo Joker, je crois. Il a disparu.
- Quelqu’un a pu voir sous ses bandelettes ?
- Pas quelqu’un de vivant. »
Alfred et James faisaient encore une fois le catalogue de ceux qui étaient impliqués dans l’histoire, Grant était occupé à recoudre son vieux costume de Wildcat. Il avait décidé d’arrêter de se leurrer et d’ouvrir les yeux : l’uniforme de Bruce n’était pas pour lui. Un autre devrait comprendre ça ; il l’aiderait.
« Donc on sait grâce à ce dingue que le Joker va s’en prendre à la tombe de Bruce ce soir…mais que fait-on ? Je veux bien y aller pour tenter de l’empêcher de faire ça, mais il a toute la pègre sous sa coupe…ou pas loin. Cash a disparu, ShanLi est hors-jeu…et je ne nous vois pas réussir là où Bruce a échoué.
- Pourtant, c’est ce que nous allons devoir faire.
- Ted, je veux bien qu’on ait le feu sacré et qu’on puisse y aller jusqu’à la fin, mais quand même…c’est trop pour nous, là. Beaucoup trop.
- Et alors, Jim ? C’est quoi la solution ? Attendre ici ? Fuir la ville ? Je refuse de laisser l’héritage de Bruce être détruit par ce dingue.
- Tu parles du Joker ou de l’autre, Alfred ?
- Des deux. »
Alfred était, avec Dick, celui qui acceptait le moins le pseudo remplacement de leur allié et ami. Il avait été à son service durant de longues années et avait développé une grande affection pour lui ; même s’il n’avait pas toujours été là pour lui et qu’il s’en voulait un peu de l’avoir abandonné lors de sa période de folie, il savait qu’il avait toujours été un ami et un confident pour Wayne, et c’était réciproque. Voir l’œuvre de quelqu’un d’aussi proche revendiqué par un autre était beaucoup trop dur pour lui.
« Je ne suis pas de taille face à lui. »
Grayson parlait pour la première fois depuis qu’il leur avait raconté ce qu’il s’était passé. Depuis, il n’avait fait que songer à cette soirée, à sa destinée, à son temps en Titan et à ce que Bruce lui avait appris durant leur peu de temps ensemble. Il avait réfléchi à ce qu’il fallait faire ou non et surtout comment répondre à la question terrible posée par le Batman ; maintenant, il avait sa réponse.
« Quoi ?
- Il est plus fort que moi.
- Tu ne t’es même pas battu avec lui. Tu ne peux pas savoir ça, petit.
- Je le sais. »
Lentement, Dick se tourna vers Grant. Ce dernier avait entraîné Bruce en personne et en savait plus sur le combat à mains nues et la lutte urbaine que quiconque dans cette pièce. Pourtant, il semblait autant incapable de gérer tout ça que les autres. Apparemment, il avait fondé tous ses espoirs en Wayne et espérait pouvoir se reposer sur cette nouvelle génération pour raccrocher ; reprendre après tout ce temps et avec une telle épreuve semblait trop dur, même s’il voulait le cacher.
« Ce type est le successeur de Bruce.
- Jamais ! »
D’un bond, Pennysworth se retrouva devant le jeune homme : sa colère et son indignation étaient évidentes. Grayson ne scilla pas : il savait que le majordome aurait du mal à accepter ça mais il ne pourrait faire autrement.
« Jamais ce…ce fou pourra prétendre à lui succéder ! Bruce ne l’aurait pas accepté ! Bruce était bien supérieur à cet être infâme !
- Peut-être, mais c’est lui qui a le masque.
- Nous le lui arracherons !
- Nous n’y arriverons pas, Alfred : nous ne sommes pas à la hauteur. Il est fort, discipliné, intelligent et vicieux : il connaît déjà la ville, sait des choses dont nous ne savons rien et opère en toute discrétion. Nul ne sait qu’il est là avant qu’il le décide, et nul ne peut être en sa présence sans être terrorisé par son attitude. Il fait un effet différent de Bruce mais le résultat est là : il fait peur et les criminels recommencent à hésiter à cause du protecteur de Chicago.
- Ca ne sera jamais la même chose !
- Je sais mais je me suis rendu compte de tout ça hier soir : cet homme fait ce que faisait Bruce. Pas de la même façon, pas comme nous le voudrions mais il le fait quand même. Il lutte pour cette ville et a des résultats. Ca ne sera jamais la même chose, non…mais c’est peut-être ce que Chicago a besoin maintenant. »
Le dégoût apparut sur le visage d’Alfred tandis que Grant et Gordon ne comprenaient pas très bien comment leur jeune allié, encore il y a peu énervé et revanchard envers ce « nouveau » Batman, avait pu devenir si détendu et surtout si tolérant. Ca ne lui ressemblait pas.
« Je n’accepterais jamais qu’un assassin prenne la relève de Bruce. »
Pennysworth s’approcha de son manteau, accroché à la porte, et en sortit son arme pour vérifier son chargeur. Le message était clair.
« Ce n’est pas un assassin.
- Il veut tuer le Joker.
- Pour sauver Bruce.
- Bruce est mort. Et même, James : il a prévu cet acte, il le prémédite. Ce n’est pas acceptable.
- Ce n’est pas un assassin.
- N’as-tu pas entendu ce que je viens de dire, Dick ? C’est même toi qui nous l’as dis !
- Oui, mais ce n’est pas un assassin…ou au moins ça ne le deviendra pas. Nous allons aller au cimetière, ce soir, et nous allons l’empêcher de tuer le Joker.
- Et pourquoi nous arrêterait-il ? Ou pourquoi réussirions-nous à l’arrêter ? Tu dis toi-même qu’il est plus fort que toi.
- Parce que c’est nous qui allons tuer le Joker. Avant lui. »
Dans la pièce d’à côté, un homme venait de rentrer sans bruit pour récupérer la carte. Il avait écouté d’une oreille distraite jusqu’à la dernière réplique de Grayson : cela le figea sur place. Après quelques secondes de réflexion, il repartit à nouveau, en silence. Lui aussi savait ce qu’il avait à faire.
La nuit est son domaine même si elle a eu du mal à accepter son étreinte au début ; habituée à un autre, habituée à de la douceur malgré des coups de folie, elle n’a pas compris, d’abord, les manières rudes mais efficaces de son nouvel amant. Elle l’a en premier rejeté, comme les gens, et elle a ri de lui. Puis elle a eu peur, quand elle a vu de quoi il était capable. Puis elle s’est sentie rassurée, blottie dans les bras forts et réconfortants d’un monstre fait homme.
Oui, il est son amant et maître maintenant et il sait que cela ne changera plus. Les gens eux-mêmes entendent des rumeurs sur le Batman, sur le « retour » du grand héros mais ils sentent bien que les choses sont différentes, que la donne a changée. C’est bien : il n’aura pas à expliquer le message à ceux qui l’auront saisi avant.
Il est différent, oui. Il est un autre, tout simplement. Encore une fois, il se retrouve au-dessus de cette église, hanté par ses actes passés, manqués ou non. Il sait qu’il a passé un point de non retour lors de cette nuit fatidique où le Joker a tiré, mais ce n’est pas là que s’est faite sa décision. C’est bien avant, bien longtemps avant, quand un être teinté de noir a changé sa vie à jamais. Ici même.
Bien sûr, il aurait pu agir différemment mais il sait qu’il a fait le bon choix. Laissé ses proches ou ceux qui restaient n’a pas été simple, mais sa mission passe avant tout. Il est heureux, maintenant : il se sent retrouvé, trouvé même. Il est lui-même, comme jamais auparavant. Et il a quelque chose à faire pour prouver ça, pour prouver à tous qu’il est là et qu’il est le maître de la nuit.
Ce soir, il tue.
La procession faisait peur.
Les gens avaient déserté les rues pour faire place aux nouveaux maîtres des lieux, au cirque figuré et réel de cette marche menée par un fou, composée par des fous et faite pour rendre fou. La folie avait pris possession de Chicago depuis l’avènement de son nouveau maître, et ce dernier allait rendre cela officiel en venant réduire à néant les derniers espoirs des imbéciles qui pensaient encore vivre ici une existence tranquille.
Ce soir, le Joker allait détruire ce qui restait de Batman et sa victoire serait enfin totale. Il en salivait d’avance.
Il s’était vêtu de ses plus « beaux » habits, avait mis sa plus belle chemise d’hôpital sur un vieux pantalon trouvé dans des fripes jetées à l’Armée du Salut – il avait récupéré ça quand il avait fait descendre les volontaires. Il avait voulu faire passer le mot que la solidarité, l’amour du prochain et les dons étaient désormais interdits ; Dieu lui avait donné la victoire sur le Grand Méchant, il n’y avait donc plus besoin de s’entraider, non ? Il était là pour ça, pour veiller au bien-être du peuple.
Et ça, il allait leur prouver ce soir, en détruisant le dernier symbole de la décadence qui a pris Chicago et le monde. Des êtres impurs, laids et monstrueux osaient se dire « protecteurs », « justiciers » et autres « héros » mais ils n’étaient que des alliés du Grand Méchant, que des monstres tristes, abattus, sans bonheur, sans joie…sans sourire.
Faire tomber le Grand Méchant n’était que la première étape de son plan : les autres subiraient le même sort. Il allait faire régner la Joie dans ce monde qui en manquait et il serait remercié pour ça. Tous ses pêchés seraient lavés et il pourrait enfin avoir la paix. Mais il avait encore du travail avant cela.
Autour de lui, ses hommes dansaient et riaient : ils étaient aussi laids et repoussants que ceux qu’il combattait mais il devait faire malheureusement des concessions dans sa lutte. Ces êtres mourraient sous peu mais ils lui étaient utiles…pour le moment. Grâce à eux, il était parvenu à prendre le pouvoir dans cette ville dépravée et à entrevoir la lumière : dans quelques temps, les gens seraient souriants et heureux grâce à lui. La folie les consumerait peut-être mais n’était-ce pas mieux que la tristesse et le désespoir auxquels ils étaient abandonnés depuis que le Grand Méchant avait pris le pouvoir ? Lui proposait mieux.
Ses hommes avaient été changés depuis qu’ils étaient à son service et il en était heureux : ils arboraient tous son sourire, ces magnifiques marques rieuses, synonymes de bonheur et de joie et il ne pouvait rêver mieux. Tous avaient refusé de voir ses bienfaits, au départ, mais tous étaient heureux maintenant de ce cadeau.
Il savait que les gens n’étaient pas encore prêts pour ça, mais il savait aussi qu’il ne fallait pas leur demander leur avis. Dieu ne lui avait pas demandé le sien quand il avait changé sa vie et il ne pouvait maintenant trouver les mots suffisants pour le remercier. Le monde était désormais son champ de bataille et il allait tout faire pour réussir sa mission.
Enfin, ils parvinrent devant le cimetière. Quelques jours plus tôt, le monde entier avait enterré le Grand Méchant et il n’avait pu s’empêcher d’être atterré devant l’étendue des ravages de son ennemi sur la population : malgré tout ce qu’il avait fait, malgré ses horreurs, on le fêtait en héros. Heureusement, les choses allaient changer – maintenant.
« Maître, nous y sommes. Dois-je dire aux hommes de rester là et de monter la garde ? »
Cobblepott ; jadis, il avait été un petit criminel qui avait voulu aller plus loin qu’il ne le pouvait. Maintenant qu’il avait vu la lumière et connaissait la Joie, il était un des hommes de « confiance » du Joker et celui-ci, même s’il prévoyait comment il allait s’en passer, pouvait compter sur lui pour le moment. Evidemment, tout décès était dommageable mais cet être avait déjà tant fait, avait été si loin dans le jeu du Grand Méchant : il avait même été humilié et blessé par lui. Il ne pouvait pas garder quelqu’un comme ça dans son monde, après sa mission.
« Non. Le monde a besoin de savoir ce pourquoi je suis là et doit voir les bienfaits de mes cadeaux. Sous peu, tous ouvriront les yeux et verront ce que vous êtes et ce que je fais. Vous devez être là : vous êtes mes produits, mes enfants…il est temps d’en être fier. »
Autour de lui, ses hommes se rassemblaient, forçant la porte du cimetière sous l’impulsion du clopin-clopant Cobblepott. Une camionnette de télévision était là, et un caméraman avec un journaliste étaient postés juste devant, ne sachant pas s’il devait commencer à transmettre ou non. Le Joker sourit en les voyant : ils étaient aussi tristes que les autres, mais ils ne pourraient pas bénéficier de ses dons – pas tout de suite. Il avait besoin que la ville sache ce qu’il allait faire et avait besoin d’eux. Après, bien sûr, ils pourraient être heureux et sourire à la vie.
« Le Grand Méchant a payé cher pour avoir voulu rendre ce monde triste ! Le Grand Méchant a été justement puni pour avoir voulu s’opposer à notre grand dessein ! Ha, ha je me rappellerais à jamais de sa tête quand il a enfin compris qui était le plus fort ! Hi, hi, hi c’est trop drôle ! Il faut que tous le sachent ! Il faut que tout le monde rit comme moi ! »
Et ses hommes applaudirent, tandis qu’ils marchaient vers la tombe de Bruce Wayne. Le Joker était calme, heureux : il savait que sa mission était loin d’être terminée mais elle avancerait beaucoup dès qu’il aurait fait ce qu’il avait à faire, dès qu’il aurait réduit en miettes ce monstrueux symbole. Après, les gens pourraient enfin…
« Aaaah ! »
Cobblepott s’écroula, du sang recouvrant son ensemble noir en partant du l’épaule. La détonation avait précédé la chute de quelques secondes, et le Joker n’aimait pas ça ; on l’appelait le « clown du crime » selon certaines de ses sources, mais il n’avait rien de noble et surtout avait fait immédiatement supprimer les imbéciles qui l’avaient nommé ici. Un « clown » aurait pris ça avec bonne humeur ou aurait tenté de prendre les choses du bon côté ; ce n’était pas son cas.
Il prit de suite son scalpel encore recouvert du sang de son dernier « enfant » et se tourna vers l’origine du coup de feu. Là se trouvaient quatre hommes : un petit recouvert d’une sorte de costume blanc presque comme le Grand Méchant, un autre dans un uniforme ressemblant beaucoup à celui du Grand Méchant et deux autres, avec simplement des gilets pare balles et des armes. Des infectés par Lui, sans aucun doute : des enfants perturbés, hagards, tentant de trouver le salut dans une voie perdue d’avance. Leurs existences étaient sans joie et sans bonheur ; il se devait de changer ça.
« Ca se termine ici, Joker. Maintenant. »
Celui avec le moins de cheveux commença à s’approcher et à tirer sur la foule des « enfants » du Joker, apparemment désireux de réduire la Lumière au néant. Le Joker sourit, tirant ainsi sur ses cicatrices mais s’en fichant totalement : il ne pouvait rêver mieux. Détruire le Grand Méchant et ses disciples devant la télévision prouverait à tous qu’il était dans le vrai et qu’il fallait le suivre. Bientôt, il pourrait en finir avec sa mission ; bientôt, il serait libre.
« Oh merde, oh merde.
- Tu…tu crois qu’on devrait faire quelque chose ?
- Et tu veux faire quoi ? Appeler les flics ? Si nous on savait qu’on devait être ici, ils le savaient aussi…mais ils ont eu la trouille de venir.
- Pourquoi ?
- Ce type a tué le Batman, mec. Tu crois vraiment qu’ils ont une chance ?
- Putain c’est vrai. Mais on fait quoi ? On continue de passer ça ?
- Les patrons feront comme ils le veulent : tant que Vic et Denis filment – ces types sont dingues de rester dehors, d’ailleurs – on envoie à la chaîne.
- Non. »
Un doigt était déjà pressé sur le « off » de leur ordinateur quand ils entendirent la voix. Les deux techniciens se tournèrent vers l’homme responsable et frissonnèrent en voyant l’imperméable marron et les bandelettes caractéristiques de Silence. Même s’il n’avait jamais fait d’apparition publique, sa présence était aussi évidente que celle du Batman…et la peur qu’il créait aussi terrible.
« Je…je…
- Tais-toi. Je ne veux pas que vous transmettiez ce qui va suivre.
- Mais…pour…pourquoi ? »
Même avec les bandelettes, les deux hommes purent voir comme un voile passer sur son visage, ou au moins un sentiment de gêne. Cela s’estompa mais il était clair que l’homme était troublé.
« Il était à moi. Il est hors de question qu’il se glorifie après me l’avoir pris. »
Le Joker avançait. Malgré tous leurs efforts, il continuait d’avancer.
Dick se battait comme un lion, frappant, cassant, s’acharnant sur les membres et les os des hommes de leur adversaire, mais ce n’était pas suffisant. Ces fous, complètement lobotomisés par le pire de tous, étaient complètement aveuglés et se lançaient dans un combat à mort sans aucun remords. Le Joker avait recruté la grande partie de la pègre de Chicago et leur avait imposé un traitement monstrueux et mystérieux, et ils étaient tous maintenant des robots déchaînés. Il trouvait ça répugnant mais n’arrivait pas à dépasser leur masse pour l’empêcher de faire ce pourquoi il était là.
Les autres avaient autant de mal que lui : Gordon tentait d’éviter de tirer pour tuer alors qu’Alfred avait moins de remords, mais ils ne parvenaient pas à s’en sortir. Malgré la combativité de l’ancien majordome, malgré son envie d’en finir définitivement, ils ne pouvaient dépasser le nombre de leurs adversaires. Et quant à Ted, il ne le voyait même plus, il devait être en train de…
« Argh ! »
Un cri. D’une voix qu’il ne connaissait que trop bien, qu’il entendrait dans ses rêves à jamais maintenant qu’il l’avait entendue pour la première fois. Du Joker : il venait d’être frappé en pleine tête. Par Ted.
Celui-ci était parvenu à échapper à leurs agresseurs et à passer entre les tombes, se mêlant à la nuit pour ne pas être repéré. Il avait rejoint le Joker qui s’était approché de la tombe de Bruce : il n’était plus qu’à quelques mètres quand Grant avait sauté pour le frapper, aussi furieusement que possible. Maintenant, le monstre était au sol, le nez une nouvelle fois cassé. Et l’espoir renaissait peut-être.
Sans attendre qu’il se reprenne, sans attendre qu’il remette la main sur son scalpel lâchée au sol, Wildcat se mit à frapper leur adversaire. Violemment, brutalement, il usait de ses pieds au départ puis de ses poings quand il s’approcha de lui. Les coups tombaient, sans aucune pitié, sans aucun moment de répit, sur le visage blanchâtre du monstre.
Il savait qu’il ne devait pas s’arrêter, qu’il devait continuer. Ses gants étaient déjà teintés de sang et il devait oublier la douleur, oublier la fatigue, oublier qu’il était trop vieux pour ça. Son corps n’était plus fait pour ce genre de folies et il allait arrêter…mais après ça. Après qu’il ait vengé son élève – presque son fils.
Oui, Ted avait considéré dans son corps Wayne comme son fils et il ne l’acceptait pas, en référence à son propre enfant disparu et surtout à cause de la disparition de Bruce. Il ne pouvait pas accepter qu’il ait tant compté pour lui sans qu’il ait pu lui dire ; c’était trop dur.
C’était pour ça qu’il frappait : pour punir le Joker de lui avoir pris Wayne et pour se punir lui-même de n’avoir pas osé dire tout ça avant. Il avait la haine en lui, la colère dans ses poings et il sentait qu’il n’avait plus que quelques coups à donner avant d’entendre la nuque de son adversaire céder, avant que le monde ne soit libéré d’une telle horreur.
C’était ce qu’il fallait faire : aller jusqu’au bout, en finir maintenant. Le cirque du Joker ne l’avait pas remarqué, le monstre lui-même avait été trop surpris pour se défendre : quelques coups encore et tout serait fini. C’était leur chance, sa chance de venger Bruce et d’arranger les choses.
C’était ce qu’il fallait faire, oui. Mais ce n’était pas ce que Bruce aurait fait.
Lui aurait tenté de trouver une autre solution, lui aurait laissé le Joker vivre parce qu’il ne voulait pas dépasser cette ligne. Et lui, son instructeur, son maître, son « père » spirituel, pouvait-il ainsi le trahir ? Pouvait-il aller aussi loin ? Même si Dick avait eu raison en disant qu’il leur fallait mettre un terme à tout ça, même s’il était clair que le nouveau Batman ne devait pas s’abaisser à ça…eux le pouvaient-ils ? En avaient-ils le droit ?
Mais Ted ne sut jamais la réponse à cette question : ces quelques secondes avaient suffit au monstre pour se reprendre et pour frapper Grant au ventre. Celui-ci ne put pas encaisser et délivra de sa masse son adversaire, qui roula sur le sol pour récupérer son scalpel. Sur pieds à une vitesse incroyable, il s’approcha et lézarda d’un geste rageur le visage du vétéran. Celui-ci cria de douleur en s’écroulant au sol, tuant dans l’œuf les espoirs de Grayson et des autres.
Il avait vu la scène entière et savait ce que Ted avait vécu comme doutes, et ne pouvait que le comprendre ; malheureusement, ils venaient de perdre leur chance et il le savait aussi. Il voyait Wildcat être frappé encore une fois à l’épaule et au ventre, et être trainé par le monstre vers la tombe de Bruce mais ne pouvait rien faire. Il usait de toutes ses techniques pour se débarrasser du cirque du Joker, mais ces fous se relevaient toujours et leur barrait le passage. Malheureusement, Grant était seul…et le Joker avait gagné.
Son cœur se serra quand il entendit le rire monstrueux de leur némésis, avec les gémissements de leur allié à ses côtés. Il se trouvait juste sur la tombe de Wayne, la foulant de ses pieds impurs, prêt à humilier encore plus leur ami et sûrement à verser le sang de son professeur sur son cercueil. Il voulait réduire à néant l’œuvre du Batman, il voulait en finir totalement avec son « Grand Méchant ». Et il allait réussir.
« Ha, ha ! Le Grand Méchant perd encore une fois ! Tu pensais que tes disciples pourraient faire quelque chose, mais même dans la mort tu perds encore ! Tu n’étais rien, rien de rien ! Et je ne regrette rien ! Hihihihihihi ! Tu ne mérites même pas ce que j’ai fait ! Tu devrais pourrir au fond d’une boîte et d’un trou…mais tu y es déjà ! Hahahaha ! Il faudrait une plus grosse boîte dans un plus gros trou…le trou d’une serrure d’une porte fermée à jamais ! Ha ! »
D’un geste violent, il força Ted à se relever. Ce dernier saignait terriblement au niveau du visage, un de ses yeux semblant avoir été touché par le coup précédent ; ça ne semblait pas suffire au monstre : celui-ci posa la lame sur la gorge de Wildcat, ce dernier n’arrivant plus à se défendre, saignant à l’épaule et au ventre terriblement.
« Tu vas retrouver ton enfant, joli chat…quoiqu’un chat ne fait pas de chauve souris ! Il mange les souris ! Et les souris sont après chauves ! Ca veut dire que tu as mangé Batman ? Ou ses cheveux ? Ah ! Tu as mangé les cheveux du Batman ! Tu es fort, le chat ! Miaou, miaou ! »
Il commença à appuyer sur la gorge du malheureux, le faisant à nouveau saigner. Dick, Alfred et Gordon faisaient tout pour arriver à son niveau mais c’était peine perdue : l’armée du Joker décuplait ses efforts pour les empêcher de faire et ils y parvenaient très bien.
« Aaaaah ! »
Une explosion terrible. Le monstre venait de crier et de surprendre tout le monde en se faisant frapper dans le dos par une…apparition tout droit sortie de terre. Le sol s’était ouvert sur la tombe de Bruce Wayne et une forme sombre, énorme était apparue pour donner un violent coup dans les reins du monstre. Celui-ci avait lâché Ted Grant, inconscient, et avait tenté de se retourner mais déjà l’être avait délogé la pierre tombale pour la faire tomber sur le pied de son adversaire, le transformant en tas de chair sanguinolente.
Le Batman était là et prêt pour son destin. Enfin.
« Vic et Denis sont dingues d’être aussi près…
- Tu…tu vois ce que je vois ? Ce…ce type, là, il est pas censé être mort ?
- J’crois que c’est un nouveau…tu crois qu’il va pouvoir stopper ce dingue ? L’arrêter ?
- J’sais pas…hey, mais ça retransmet à nouveau ? »
Les deux techniciens se tournèrent vers Silence, qui était resté muet jusqu’à maintenant. L’homme avait observé les images, réfléchissant à ce qu’elles voulaient dire – pour lui et pour eux. Le nouveau Batman venait d’arriver et allait vaincre le Joker : il allait mettre un terme à tout ça, de préférence définitivement. Mais les gens ne le sauraient jamais, ils auraient encore peur…ils seraient encore terrifiés et ne croiraient pas à la disparition du Joker – ça semblerait trop fou.
Il leur faudrait des preuves, un symbole d’espoir. Et même s’il n’accepterait jamais de le reconnaître, même s’il ne comprendrait pas pourquoi il avait fait ça, Silence avait décidé de leur donner ces preuves qu’ils demandaient. Disparaissant dans la nuit, il décida de faire retransmettre la fin de son adversaire. Il lui avait pris sa victoire, il lui avait pris son ennemi et lui ne le tuerait pas de ses propres mains ; mais c’était lui qui signerait sa fin en la faisant connaître. Et ça lui suffisait – au moins pour ce soir.
« Tu n’es pas le Grand Méchant ! Tu n’es qu’un imposteur ! »
Malgré la douleur qui lui étourdissait la tête, malgré les larmes qui lui montaient aux yeux, le Joker ne pouvait laisser passer cela : il devait détruire cet être immonde, symbole de son échec – jusqu’à maintenant. Il savait qu’un imbécile se prenait pour le Grand Méchant et qu’il devait le massacrer mais il ne pensait pas que ça arriverait si vite.
Il avait été surpris, distrait par son envie d’en finir rapidement et d’y prendre du plaisir mais ça ne faisait rien : il s’en sortirait quand même. Il s’en sortirait toujours : Dieu n’était-il pas avec lui ? Et personne ne pouvait rien contre son dessein. Pas même le Grand Méchant.
« Tu n’es rien ! Rien de rien ! Et je ne regretterais rien ! »
Il tentait de le frapper avec son scalpel maculé du sang de Wildcat mais ne parvenait pas à le toucher. Devant les yeux ébahis de l’armée du Joker, de Grayson et de ses amis mais surtout de milliers de spectateurs qui s’étaient branchés, par insomnie liée à l’atmosphère du jour, sur les chaînes câblés et étaient tombés sur la retransmission, le Batman se tenait à bonne distance de son adversaire.
Vêtu de son costume hétéroclite, tenant sa batte de baseball dans la main, il fixait ce clown désarticulé et pathétique, pleurant de douleur et tentant de le tuer sans aucun espoir. Il avait fait trembler la ville et avait tué son protecteur, mais il était détruit : plus personne ne le prendrait au sérieux, plus personne n’aurait peur de lui maintenant que quelqu’un l’avait transformé en pantin désarticulé.
C’était une forme de victoire, en fait. Mais pas celle qu’il attendait – pas celle dont il avait besoin.
« Je te tuerais ! Comme l’autre ! Comme tous les autres ! Tous ! »
D’un geste ample, il frappa violemment le monstre à la mâchoire avec sa batte, craquant ses os avec un plaisir certain. Il enchaîna en frappant son ventre puis sa cuisse droite, cassant quelques cotes au passage. Le Joker hurlait à nouveau de douleur même s’il tentait de s’en cacher, et le Batman laissa alors tomber sa batte.
« Rien ne m’arrêtera ! Rien ! Ma lumière triomphera ! »
Sans rien dire, encore une fois, et sans que personne ne bouge, ses poings commencèrent à tomber sur le visage blanchâtre de son ennemi. Il savait que ce dernier pouvait se relever de beaucoup de coups, qu’il était retords et démoniaque…mais lui aussi. Il en avait assez de devoir se cacher, de devoir laisser la bête en lui au repos. Ce monstre avait besoin d’une correction et plus encore : il allait la lui donner.
« Tu n’es pas le Grand Méchant ! Tu n’es pas le Grand Méchant ! Tu n’es pas le Grand Méchant ! »
Les coups pleuvaient, ses lèvres étaient explosées et il avait laissé tomber son scalpel, encore une fois. Tenant sa tête entre ses doigts, le Batman frappait son adversaire, ne laissant aucune pitié, aucun remords transparaître. Il tapait, tapait encore et encore, jusqu’à voir que le monstre était incapable de bouger ou de se battre : son corps était trop ravagé pour cela.
A ce moment-là, il pouvait alors le tuer : un dernier coup suffirait pour mettre fin à son existence, libérer le monde de sa présence et le rendre un peu plus sauf. Il n’hésita même pas dix secondes et lâcha les cheveux verdâtres du Joker, le faisant tomber sur le sol dans un bruit sourd. Il préférait un monde meilleur à un monde plus sauf – au moins ce soir.
Lentement, le Batman, qui avait vaincu en quelques minutes à peine son adversaire, se tourna vers les hommes du Joker et ses « alliés ». Les journalistes filmaient toujours, mais un regard vers eux les fit partir : ils avaient ce dont ils avaient besoin et ce qu’il voulait qu’ils aient. Ils ne devaient pas être là pour la suite.
En silence, il s’approcha de ces êtres qui ne savaient quoi faire en sa présence. Son costume était tellement différent de celui de Bruce, son attitude tellement opposée mais…mais il n’avait pas tué. Il n’était pas allé aussi loin ; il avait l’occasion mais il n’hésita même pas longtemps. Il n’avait pas tué parce qu’il savait que c’était mal. Qui était-il ? Et pourquoi faisait-il cela ? Même Alfred avait envie de savoir ça maintenant, avant de le faire arrêter ce petit jeu.
« Cole Cash reprend les reines de la ville : si vous êtes intelligents, vous serez à son service. Si vous ne l’êtes pas, vous mourrez. Partez. »
Sa voix était autoritaire et dure : elle faisait presque trembler l’armée du Joker. Privés de chef, privés de l’être qui les avait réduits en sous-êtres, ils ne surent d’abord pas quoi faire mais l’attitude du Batman suffit pour qu’ils comprennent qu’ils devaient fuir – ça et l’état de leur maître, bien sûr.
Dès qu’ils partirent, le Batman regarda Alfred, Gordon et Grayson. Il resta silencieux de longues secondes avant de parler d’une voix moins dure, moins autoritaire…presque plus amicale.
« Cole Cash est sous mon contrôle : le vrai Cash est mort avant la guerre des gangs et un des parents de Simeoni a pris sa place mais il a perdu l’esprit. Son assistant, Stone, a compris son intérêt et travaille pour moi, maintenant. La ville devrait être plus sûre maintenant que je la contrôle.
- Mais qui es-tu ? Comment veux-tu qu’on te fasse confiance ? »
Gordon parlait mais ne savait pas s’il avait raison : ce type, avec ce qu’il venait de faire, pouvait les frapper à mort aussi facilement qu’il l’avait fait avec le Joker. En plus, Ted baignait dans son propre sang : peut-être était-il mieux d’appeler de l’aide plutôt que de défier celui qu’il voyait maintenant comme le nouveau maître de Chicago. Et il ne savait pas si ce serait pire que son prédécesseur.
« Je… »
Le Batman hésita : pour la première fois, il hésita et Alfred sentit alors son cœur se mettre à battre la chamade. Etait-ce…était-ce Bruce ? Etait-il vivant ? Etait-ce pour ça qu’il avait bondi du cercueil comme une deuxième « naissance » ? Est-ce que tout ça venait de sa folie et qu’il pouvait maintenant en être libéré ?
Est-ce que son maître était enfin de retour ? Il n’osait le croire mais ne pouvait faire autrement que de l’espérer.
« Je ne peux rien exiger de vous, seulement une chance de faire mes preuves. Vous voyez, je… »
Il posa ses mains sur son crâne et commença à soulever son masque. Dick Grayson frissonna en voyant cela : il savait que ce type n’était pas Bruce, qu’il était trop différent de lui mais…mais il voulait quand même savoir qui était sous le masque. Qui était celui qui était le digne successeur de son ami et mentor.
« Je ne suis pas Bruce Wayne. »
Il enleva son masque et les trois hommes purent voir son visage, purent inspecter ses traits, noter les petits détails comme la mèche tombant sur l’œil droit, le nez un peu brisé. Ils purent assister à ce qu’ils attendaient depuis son apparition et…et ils ne le reconnurent pas.
Ils ne savaient pas qui était le Batman : ils ne l’avaient jamais vu et son visage était celui d’un homme encore jeune, dans les vingt-cinq ans. Un homme normal…terriblement normal.
« Je ne l’ai jamais été et ne le serais jamais. Je n’ai jamais su qui il était avant sa mort mais…il a changé ma vie. Vraiment. J’étais un petit criminel, un gamin qui avait grandi sans s’en rendre compte et qui n’avait pas eu l’intelligence de s’éloigner de certaines personnes. Je volais des vieux dans la rue quand le Batman est apparu pour la première fois…je crois que j’ai été sa première cible. J’ai été envoyé en prison pour quelques semaines, vu qu’ils n’avaient pas grand-chose contre moi. J’y ai cicatrisé, après ce qu’il m’a fait, et j’ai rêvé de me venger. Je suis sorti, je l’ai cherché et je l’ai trouvé : c’était à l’époque de ce serial killer. Le Batman était sur une vieille église et s’en était pris à des gamins de quinze-seize ans qui étaient allés trop loin.
Je voulais me venger, à ce moment-là : j’avais même un flingue, chose que je n’avais jamais tenue dans mes mains avant. Je l’ai mis en joue puis j’ai vu ces gosses, sans faire exprès. J’ai vu ces gamins, stupides et imbéciles, et je me suis rappelé comment j’étais à leur âge, comment j’avais glissé sur la pente qu’ils venaient de prendre pour arriver à cet instant précis, où je tenais une arme et où j’allais tirer sur quelqu’un…quelqu’un de bien. A ce moment-là, j’ai découvert que le Batman faisait une fleur à ces gosses en les stoppant : ils seraient aiguillés vers des structures qui leur donneraient une chance de s’en sortir. Ils avaient une chance d’arrêter tout ça, chose que je n’avais jamais eue. Et c’était le Batman qui permettait ça.
J’ai baissé mon arme, je l’ai jetée et j’ai décidé d’arrêter tout ça. Je me suis entraîné, nuit et jour, pendant des mois. Je n’ai pas fait attention à ce qu’on disait sur la folie du Batman : je savais qu’il était un homme mais qu’il était le plus grand d’entre tous. Il dépassait ses limites, dépassait nos limites et se vouait corps et âme aux autres. Il m’avait arrêté parce que j’allais blesser un vieil homme pour quelques dollars et il m’avait montré que ce que j’avais fait, c’était stupide. On a toujours le choix de bien faire ou non : je devais lui rendre la pareille, accepter ce qu’il m’avait fait comme un cadeau…à faire aux autres, aussi.
Je me suis entraîné, des mois durant, pour faire comme lui, pour faire la différence…pour changer les choses. Et…et il est mort, avant même que je puisse le remercier, lui dire tout le bien qu’il avait fait sur moi. C’est pour ça que je fais ça, maintenant : c’est pour ça que je me bats pour lui. Le Batman a changé ma vie, l’a transformé : ma famille ne veut plus me voir, mes anciens « amis » veulent ma peau pour les avoir laissés mais je ne regrette rien. Le Batman m’a sauvé, m’a retenu alors que je glissais et il ne peut pas disparaître. Je ne serais jamais lui, je ne sais jamais comme lui…mais je continuerais sa mission. Pour lui. Et pour Chicago. »
Ni Alfred, ni Dick, ni James ne savaient comment réagir : un homme venait de se mettre à nue devant eux, celui qu’ils devaient haïr et vouloir stopper mais…mais ils ne le pouvaient plus. Il combattait pour leur ami, pour que son message reste encore et fasse effet – et il avait des résultats. Il n’était pas Bruce et ne le serait jamais, mais il n’essayait pas de l’être. Il voulait suivre son exemple pour que le Batman continue, et…et ils ne pouvaient lui en vouloir.
Gordon savait que ce type serait plus violent que Wayne, il savait que la police ne l’accepterait jamais et que la ville aurait du mal avec lui…mais il savait aussi qu’ils avaient besoin de lui. Le Batman précédent avait disparu, celui-ci avait réussi là où il avait échoué. Il ne l’appréciait pas, mais il l’acceptait – au moins pour l’instant.
Dick sentait bien au fond de lui qu’il serait toujours jaloux de cet être, jaloux de cet homme qui prenait sa « place » en successeur de Wayne. Il avait espéré pouvoir être entraîné par Bruce et devenir son égal mais savait maintenant que cela demandait un sacrifice au-dessus de ses forces ; ce type n’avait plus aucune attache, plus aucun lien avec le monde en dehors du masque et de la mission. Lui tenait trop à Kory pour aller jusque là : il ne serait jamais le Batman…mais serait peut-être heureux s’il parvenait à la revoir.
Alfred avait rêvé frappé cet homme, avait rêvé vider son chargeur sur son corps mais il avait maintenant laissé tomber son arme : ça n’en valait plus la peine. Il avait espéré que Bruce soit vivant, que son maître soit de retour mais il avait toujours su que c’était impossible. Le monde avait perdu Bruce Wayne, avait perdu un grand homme mais…mais il ne devait pas perdre le Batman. Il n’aimait pas cet homme, le détestait même pas pour sa manière de faire mais il pouvait aller au-delà et accepter sa présence. Ses paroles sonnaient vraies : il voulait aider et on avait trop besoin de lui ici pour refuser son offre. Bruce n’aurait pas voulu autre chose.
« Nous nous reverrons peut-être…je ne sais pas. Je ferais de mon mieux…pour lui. Il le mérite. »
Le Batman remit son masque et se dirigea vers la pierre tombale pour récupérer sa batte. Au loin, les sirènes de la police et des ambulances arrivaient – après la bataille, bien sûr. Comme toujours à Chicago.
« Mais…mais qui êtes-vous ? Qui êtes-vous vraiment ? »
Dick n’avait pu s’empêcher de demander cela, dévoré par la curiosité. Il s’arrêta, la batte dans la main, à côté du corps du Joker. Même sans le voir, le jeune homme sentit qu’il souriait sous son masque.
« Tu le sais. »
Oui, il le savait.
Alors que l’homme partait dans la nuit, disparaissant dans ses ténèbres faites siennes et qu’Alfred et Jim allaient vers Wildcat en espérant que les secours seraient là rapidement, le jeune homme savait qui il était. Il était le vainqueur du Joker, le protecteur, celui qui contrôlait la ville. Il était celui qui avait tout sacrifié pour le rêve d’un autre. Il était celui qui ramènerait la paix en cette cité – avec leur aide.
Il n’était pas celui dont Chicago avait besoin, il n’était pas celui qu’elle pouvait espérer de mieux ; dans cette ville sale, putride et infectée, il était celui qu’elle méritait…que tous méritaient. Il était l’espoir, le signe que quelqu’un peut faire la différence.
Il n’était peut-être pas le meilleur Batman, mais il était le leur.
Epilogue.
Plusieurs heures plus tard. Wayne Hospital.
L’homme est attaché à son lit, des caméras le fixant à chaque instant. Une demi-douzaine de drogues circule dans son corps tandis que tout un étage a été libéré pour lui. Le Joker est vaincu mais vivra : telle est la décision du Grand Méchant, telle est la plus grande humiliation possible pour lui. Il l’a tué, en fait : il lui a volé son identité, ses hommes et la peur qu’il faisait naître chez autrui. Il l’a détruit ; la paix lui est refusée, seule la honte lui ouvre les bras.
Le Grand Méchant veut qu’il paye, veut qu’il souffre pour ce qu’il a fait et le Joker ne peut rien faire pour se libérer. Il veut faire rire, simplement faire rire…rendre heureux les gens. Est-ce trop demander ? Est-ce que l’influence du Grand Méchant est telle qu’aucun espoir n’est possible ? Il le craint mais ne veut pas se décourager. Dieu lui a donné une mission, et quoiqu’il lui en coûte, il la mènera à bien. Il est peut-être enfermé ici, mais son corps guérira tandis que son esprit échafaudera un plan pour fuir. Le Grand Méchant peut bien se reproduire dans différents corps : il les tuera tous, un par un ; ça n’est qu’une question de temps.
Un sourire faillit apparaître sous le masque de son respirateur artificiel, mais il est trop drogué pour cela. S’apprêtant à s’endormir pour se reposer, le Joker sent soudain quelque chose en lui…en sa poitrine. Une douleur ; forte, terrible, insupportable. Il veut crier, hurler, se débattre mais ne le peut pas. Il veut se battre, faire quelque chose mais n’y arrive pas. Sa poitrine brûle, ses poumons se rétractent à chaque inspiration ou expiration et il ne peut rien faire. Il sent ses yeux devenir rouges de son sang, celui-là même qui coule le long de sa bouche mais aucun de ses ordres n’est suivi par son corps.
Il est pris au piège. Et meurt.
Dans le silence, dans l’anonymat le plus total, le monstre meurt ; il disparaît non pas dans un long rire, non pas en triomphe ou contre le Grand Méchant. Il décède sans savoir pourquoi, par la faute de quelqu’un dont il ne connaît pas l’identité. Sa vie finit sans que personne ne s’en soucie mais cela créera beaucoup de joie ; malheureusement, ce n’est pas celle qu’il attendait.
Plus tard, quand une infirmière terrifiée viendra avec quatre hommes armés de la police de Chicago pour changer les injections, elle verra quelque chose sur le torse du monstre désormais éteint. Une carte terriblement raturée déposée juste au milieu de sa poitrine. Un joker, avec juste un mot écrit dessus : « Enfin ».
Enfin, Harvey Dent pouvait dormir en paix.