Auteur : Zauriel
Date de parution : Mai 2006
Deux heures plus tard. Les tables de jeux. Des hommes et des femmes dans des parures plus superficielles et chatoyantes les unes que les autres. Des sourires au coin, des rires, des coups d’œil glacés. Les jeux d’argent, c’est une guerre. Une guerre silencieuse, amicale, où tous les coups sont permis.
Thomas. Ou Tom. Le barman, enfin, un des barmen qui servaient derrière ce long comptoir en chêne. Clint était tout de suite allé vers lui. Peut être parce que Thomas parlait fort, avec un accent débile qu’il avait dû tirer d’un de ces western des années 60 . Peut être parce qu’il avait une gueule de fouine. Le comptoir était pareille à une frontière qui les séparait, et les deux hommes se sentaient à l’abri l’un de l’autre tant que l’un ne la dépasserait pas, bien qu’ils fussent à moins de deux mètres l’un de l’autre. Tom portait un ridicule ensemble blanc, celui de la maison, et dans la poche de son veston flottait un mouchoir rouge. Il avait le visage gras, constellé de verrues, et d’écorchures. Clint se demanda comment on avait pu assigner un mec pareil pour servir à boire. Il sortit la photo des trois hommes et la lança sur le comptoir. L’homme haussa les sourcils et sourit avec mépris. Ses grosses lunettes grossissaient exagérément ses yeux.
« Vous n’êtes pas d’ici. »
Clint fit signe que non, mais il sortit de sa veste son porte feuille, qu’il posa à côté des photos. Il avait beau ne pas être du coin, ce langage était universel.
« Que voulez vous savoir ? »
Clint sourit avec satisfaction et se pencha sur le bar
« Se parlaient-ils ?
- Tous les jours.
- Ils jouaient ensemble
- Oui, là bas, à la table de poker. »
Le barman se pencha sur le comptoir lui aussi, mais à la droite de Clint, qui se tourna pour voir vers où son interlocuteur tendait le doigt. A la table de jeu, un homme chauve dans le même ensemble blanc que Tom distribuait des cartes.
« C’est Joe. »
Comme s’il l’avait entendu, ledit Joe, qui avait fini sa distribution, leva la tête et salua tacitement le barman.
« Bien »
Il sortit quelques billets que Tom s’appropria très vite, trahissant l’impatience de sa cupidité. Clint lui souhaita de le dépenser, avec ses petites économies, dans un soin pour la peau . Puis, il se dirigea vers la table de poker, les mains dans les poches.
Joe était un vrai croupier. Pas un des ces petits blaireaux qui distribuent leurs cartes à la va comme je te pousse et sans aucune classe. Ca faisait longtemps que la maison l’avait pris sous son aile. Sa vie n’avait pas toujours été rose. Il fut un temps où Joe Chapel était un de ces enfants de la rue qui se battaient pour avoir à manger. Il avait toujours connu la rue, ses tristesses, ses espoirs. Il vivait dans des ruelles, se protégeant de la pluie et du froid avec des bouts de carton qu’il transformait en grotesque cabane. Il avait Lenny, Lenny ce clochard qui l’avait pris sous son aile parce qu’il lui avait donné, un soir où il pleuvait, la moitié de sa baguette. Dès lors, Joe, le gringalet, celui sur qui c’était si facile de taper, celui à qui c’était si simple de voler les thunes ou la bouffe qu’il se récupérait, avait une famille. Lenny le protégeait, c’était comme s’il était son grand frère. Puis Lenny a fini par rencontrer des gens bizarres, qui lui offraient des seringues. Joe ne comprenait pas pourquoi Lenny obéissait à ces hommes, parce que les seringues, ça fait mal. Lenny finit par changer. Il était beaucoup plus violent, plus lunatique. Un jour, il s’est précipité sur un passant. Joe a essayé de l’empêcher de faire du mal à l’homme, mais Lenny a pété les plombs. Il a envoyé Joe dans les poubelles. Il l’a jeté. Et puis Lenny est mort. Comme ça. Devant le passant qui se demandait ce qu’il se passait. Il fut pris de convulsions, agonisa quelques minutes, et rendit son dernier souffle. Joe s’était relevé des poubelles, et avait essayé de réveiller Lenny. Mais Lenny était mort. L’homme à qui il s’était attaqué était Daniel Fortunato, un grand ponte de la mafia. Il avait apprécié que Joe essaye de lui venir en aide, et l’avait engagé. Il fut le deuxième ami que Joe eut. Il le forma, fit de lui son homme de main. Les années passaient, Joe était toujours aux côtés de Fortunato, qui lui donnait du boulot. Il menaçait des mecs, voire leur brisait les jambes. Ca avait duré vingt ans, comme ça. Puis Joe était tombé sur un dingo. Un mec totalement barge qui l’avait suivi et qui s’était vengé de la trouille que Joe avait flanqué à son frère. Joe ne l’avait pas entendu venir. Le mec l’avait frappé dans le dos, et séquestré pendant trois jours. Les pieds dans un seau d’eau, fouetté par un câble pendant des heures et des heures avant que les gars de Fortunato le récupèrent. Bref, c’était loin d’être une partie de plaisir. Joe avait fini par péter un plomb, et le Don lui avait trouvé un petit boulot pépère dans un de ses casinos.
Clint s’était appuyé contre la table de jeu en baillant très fort, attirant à lui les regards foudroyants des deux joueurs qui se concentraient sur les cartes qu’ils avaient en main et celles qui étaient posées sur la table, telles des reliques sacrées . Il avait retiré ses lunettes de soleil et fixait maintenant le croupier. Joe. Un nom ridiculement simple pour ce bonhomme qui mesurait près de deux mètres et dont l’absence de cheveux faisait de sa tête un réverbère.
Joe avait bien senti que le nouveau venu le fixait avec un intérêt tout particulier. Il l’avait vu quitter le comptoir de cette tarlouze de Tom. Et maintenant il était là à le mater sans aucune gêne. Les joueurs à la table faisaient mine de ne pas s’en apercevoir, mais tous attendaient avec une silencieuse impatience la réaction de Joe.
Clint avait bien remarqué que l’attention était désormais sur lui. Il sentit même le pied de la jolie brune en face de lui se mettre à lui caresser la jambe sous la table. Il répondit à cette invitation directe, quoique plaisante, par un sourire poli. La femme lui lança un regard lubrique mais cessa son mouvement du pied. Joe avait fini de distribuer ses cartes. Quelques instants plus tard, la femme avait remporté les derniers jetons qui étaient sur la table. Avec un sourire triomphant, elle quitta la table de jeu. Elle passa près de Clint et lui chuchota à l’oreille le numéro de sa chambre, suivi de quelques obscénités. Clint hocha plusieurs fois la tête avec son sourire poli aux lèvres et la laissa s’en aller. Les autres personnes présentes à la table partirent elles aussi, laissant le croupier et l’étranger seul à seul.
Clint était toujours appuyé contre la table, et il s’amusait avec les jetons, les faisant rouler entre ses doigts pour les faire ensuite revenir dans la paume de sa main. Joe n’avait pas l’air à l’aise et ne cessait de se frotter la nuque. Puis il posa brusquement mains sur la table de jeu et chuchota.
« Bon. Vous voulez quoi ? »
Clint écouta la voix de Joe. Elle était grave, mélodique. Elle allait parfaitement avec son apparence. Il regarda autour de lui. Les joueurs qui les observaient tout à l’heure étaient partis prendre un verre, dans leurs chambres. Enfin, ils n’étaient plus dans le coin. Clint s’amusait avec ses lunettes de soleil. Il les tenaient par la branche et les faisaient se balancer de gauche à droite. Il inspira bruyamment, comme pour soupirer.
« Les trois hommes morts. »
Joe n’avait même pas cillé. Oui, les trois V.I.P qui s’étaient faits buter. Et alors ?
Devant le regard perplexe de son nouvel ami, Clint développa.
« Ils sont tous les trois morts de la même façon. Ils bossaient dans le même secteur. T’es dans le coin depuis longtemps, Joe. J’aimerais que tu me tuyautes. Pourquoi les flics sont pas là ? »
Joe rit doucement. Il y avait beaucoup de monde dans la salle et il ne devait pas attirer l’attention.
« Ecoutez. Mon patron, c’est monsieur Fortunato. Je vois à votre expression que vous connaissez ce nom. Je n’ai donc pas besoin de vous faire un dessin. Les flics n’entrent pas ici. Nous avons notre propre police. Agents de sécurité, alarmes. »
Clint avait sorti un stylo de sa poche et nerveusement, le faisant tourner entre ses doigts.
« Et si vos agents de sécurité ne trouvent pas e qui s’est passé ? Vous ferez quoi ? La presse ne va pas tarder à s’occuper de l’affaire. Une fuite… »
Joe sauta sur ses pieds. Il attrapa Clint par son col de chemise, mais le relâcha aussitôt quand il vit le regard du barman se poser sur lui.
« Vous êtes journaleux, flic ?, fit-il avec un œil soupçonneux. »
Clint sourit avec franchise.
« Je suis un super héros. Et je représente aussi votre unique chance de salut. »
Joe cligna des yeux devant ces deux petites phrases d’opérette, puis éclata de rire. Cette fois, il ne fit pas attention aux autres personnes. Il donna une claque dans le dos de Clint et lui demanda.
« C’est quoi, votre nom ?
- Je suis Oliver Queen.
- Eh bien monsieur Queen, je pense que vous allez plaire au patron."